CHAPITRE XXI. DE L’EMPIRE DE LA CHINE 1 .

Avant de finir ce livre, je répondrai à une objection qu’on peut faire sur tout ce que j’ai dit jusqu’ici.

Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la Chine, comme d’un gouvernement admirable, qui mêle ensemble dans son principe la crainte, l’honneur et la vertu. J’ai donc posé une distinction vaine, lorsque j’ai établi les principes des trois gouvernements.

J’ignore ce que c’est que cet honneur dont on parle chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu’à coups de bâton 2 .

De plus, il s’en faut beaucoup que nos commerçants nous donnent l’idée de cette vertu dont nous parlent nos missionnaires : on peut les consulter sur les brigandages des mandarins 3 .

Je prends encore à témoin le grand homme mylord Anson a 4 .

D’ailleurs, les lettres du P. Parennin sur le procès que l’empereur fit faire à des princes du sang néophytes 5 qui lui avaient déplu, nous font voir un plan de tyrannie constamment suivi, et des injures faites à la nature humaine avec règle, c’est-à-dire de sang-froid.

Nous avons encore les lettres de M. de Mairan et du même P. Parennin sur le gouvernement de la Chine. Après des questions et des réponses très-sensées, le merveilleux s’est évanoui.

Ne pourrait-il pas se faire que les missionnaires auraient été trompés par une apparence d’ordre ; qu’ils auraient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d’un seul, par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, et qu’ils aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes, parce que n’y allant que pour y faire de grands changements, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu’ils peuvent tout faire que de persuader aux peuples qu’ils peuvent tout souffrir 6 .

Enfin, il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs même. Des circonstances particulières, et peut-être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qu’il devrait l’être. Des causes, tirées la plupart du physique du climat, ont pu forcer les causes morales dans ce pays, et faire des espèces de prodiges.

Le climat de la Chine est tel qu’il favorise prodigieusement la propagation de l’espèce humaine 8 . Les femmes y sont d’une fécondité si grande, que l’on ne voit rien de pareil sur la terre. La tyrannie la plus cruelle n’y arrête point le progrès de la propagation. Le prince n’y peut pas dire comme Pharaon : Opprimons-les avec sagesse. Il serait plutôt réduit à former le souhait de Néron, que le genre humain n’eût qu’une tête 9 . Malgré la tyrannie, la Chine, par la force du climat, se peuplera toujours, et triomphera de la tyrannie.

La Chine, comme tous les pays où croît le riz 10 , est sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre ; il se forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs. La plupart sont d’abord exterminées ; d’autres se grossissent et sont exterminées encore. Mais, dans un si grand nombre de provinces, et si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d’armée, va droit à la capitale, et le chef monte sur le trône.

Telle est la nature de la chose, que le mauvais gouvernement y est d’abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance. Ce qui fait que, dans d’autres pays, on revient si difficilement des abus, c’est qu’ils n’y ont pas des effets sensibles b  ; le prince n’y est pas averti d’une manière prompte et éclatante, comme il l’est à la Chine.

Il ne sentira point, comme nos princes, que, s’il gouverne mal, il sera moins heureux dans l’autre vie, moins puissant et moins riche dans celle-ci. Il saura que, si son gouvernement n’est pas bon, il perdra l’empire et la vie.

Comme, malgré les expositions d’enfants, le peuple augmente toujours à la Chine 11 , il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir : cela demande une grande attention de la part du gouvernement c . Il est à tous les instants intéressé à ce que tout le monde puisse travailler sans crainte d’être frustré de ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil qu’un gouvernement domestique 12 .

Voilà ce qui a produit les règlements dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme ; mais ce qui est joint avec le despotisme n’a plus de force. En vain ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il voulu s’enchaîner ; il s’arme de ses chaînes, et devient plus terrible encore.

La Chine est donc un État despotique, dont le principe est la crainte. Peut-être que dans les premières dynasties, l’empire n’étant pas si étendu, le gouvernement déclinait un peu de cet esprit. Mais aujourd’hui cela n’est pas.

1 Au dernier siècle, les jésuites avaient fait de la Chine une peinture si séduisante, qu’il y eut une admiration universelle pour cet empire patriarcal. Les philosophes du XVIIIe siècle se servent de la Chine, comme Tacite se sert de la Germanie, pour écraser les contemporains. Montesquieu n’a pas donné dans cette erreur ; il se défiait des lettres du Père Parennin, et ne pouvait pas comprendre l’union de la vertu et de l’honneur avec un pouvoir absolu. Il n’est pas besoin de dire si Montesquieu avait raison.

2 C’est le bâton qui gouverne la Chine, dit le P. du Halde. Disc. de la Chine, t. II, p. 134. (M.)

3 Voyez, entre autres, la relation de Lange. (M.)

a Cette phrase n’est ni dans A ni dans B.

4  Lorsque parut le Voyage autour du monde de l’amiral Anson 7 , Montesquieu s’écria : Ah ! je l’ai toujours dit que les Chinois n’étaient pas si honnêtes gens qu’ont voulu le faire croire les Lettres édifiantes. (Lettre à l’abbé de Guasco, de 1753.)

7 La traduction française est de 1749, in-4º. Seconde édition, 1754, 4 vol. in-12.

5 De la famille de Sourniama, Lettres édifiantes, 18e recueil. (M.)

6 Voyez dans le P. du Halde comment les missionnaires se servirent de l’autorité de Canhi pour faire taire les mandarins, qui disaient toujours que, par les lois du pays, un culte étranger ne pouvait être établi dans l’empire. (M.)

8 Sup., VII, VI, et Lettres persanes, CCX.

9 C’est Caligula à qui l’on prête ce vœu abominable : Utinam populus Romanus unam cervicem haberet. Suétone, Caligula, c. XXX.

10 Voyez ci-après, liv. XXIII, chap. XIV. (M.)

b A. B. Des effets d’abord sensibles. Corrigé dans l’édition de 1751.

11 Voyez le mémoire d’un Tsongtou, pour qu’on défriche, Lettres édif., 21e recueil. (M.)

c A. B. Cela demande du gouvernement une attention qu’on n’a point ailleurs.

12 Montesquieu a raison. La Chine est un gouvernement paternel et administratif, réglé par la coutume. Mais ce gouvernement sui generis ne rentre en rien dans la classification de l’Esprit des Lois. C’est ce qui explique l’embarras, et quelquefois l’impatience, de l’auteur.

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