CHAPITRE IV. QUELQUES AVANTAGES DU PEUPLE CONQUIS.

Au lieu de tirer du droit de conquête des conséquences si fatales, les politiques auraient mieux fait de parler des avantages que ce droit peut quelquefois apporter au peuple vaincu. Ils les auraient mieux sentis, si notre droit des gens était exactement suivi, et s’il était établi dans toute la terre.

Les États que l’on conquiert ne sont pas ordinairement dans la force de leur institution. La corruption s’y est introduite ; les lois y ont cessé d’être exécutées ; le gouvernement est devenu oppresseur. Qui peut douter qu’un État pareil ne gagnât et ne tirât quelques avantages de la conquête même, si elle n’était pas destructrice a  ! Un gouvernement parvenu au point où il ne peut plus se réformer lui-même, que perdrait-il à être refondu b  ? Un conquérant qui entre chez un peuple, où, par mille ruses et mille artifices, le riche s’est insensiblement pratiqué une infinité de moyens d’usurper ; où le malheureux qui gémit, voyant ce qu’il croyait des abus devenir des lois, est dans l’oppression, et croit avoir tort de la sentir ; un conquérant, dis-je, peut dérouter tout, et la tyrannie sourde est la première chose qui souffre la violence 1 .

On a vu, par exemple, des États opprimés par les traitants, être soulagés par le conquérant, qui n’avait ni les engagements ni les besoins qu’avait le prince légitime. Les abus se trouvaient corrigés, sans même que le conquérant les corrigeât 2 .

Quelquefois la frugalité de la nation conquérante l’a mise en état de laisser aux vaincus le nécessaire, qui leur était ôté sous le prince légitime.

Une conquête peut détruire les préjugés nuisibles, et mettre, si j’ose parler ainsi, une nation sous un meilleur génie 3 .

Quel bien les Espagnols ne pouvaient-ils pas faire aux Mexicains ? Ils avaient à leur donner une religion douce ; ils leur apportèrent une superstition furieuse. Ils auraient pu rendre libres les esclaves ; et ils rendirent esclaves les hommes libres. Ils pouvaient les éclairer sur l’abus des sacrifices humains ; au lieu de cela, ils les exterminèrent. Je n’aurais jamais fini si je voulais raconter tous les biens qu’ils ne firent pas, et tous les maux qu’ils firent.

C’est à un conquérant à réparer une partie des maux qu’il a faits. Je définis ainsi le droit de conquête : un droit nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse toujours à payer une dette immense, pour s’acquitter envers la nature humaine.

a A. B. Destructive. Corrigé dans l’édition de 1751.

b A. B. Ne perdrait pas beaucoup à être refondu. Corrigé dans l’édition de 1751.

1 C’est-à-dire qui admette, qui justifie.

2 Inf., XIII, XVI.

3 Montesquieu n’a pas l’air de soupçonner que pour un peuple conquis, rien ne peut remplacer la nationalité détruite et l’indépendance perdue. Quel bien-être peut compenser une misère morale de cette espèce ?

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