CHAPITRE XII. RAPPORT DE LA GRANDEUR DES TRIBUTS AVEC LA LIBERTÉ.

Règle générale : on peut lever des tributs plus forts, à proportion de la liberté des sujets ; et l’on est forcé de les modérer à mesure que la servitude augmente. Cela a toujours été, et cela sera toujours. C’est une règle tirée de la nature, qui ne varie point ; on la trouve par tous les pays, en Angleterre, en Hollande et dans tous les États où la liberté va se dégradant, jusqu’en Turquie. La Suisse semble y déroger, parce qu’on n’y paie point de tributs, mais on en sait la raison particulière, et même elle confirme ce que je dis. Dans ces montagnes stériles, les vivres sont si chers, et le pays est si peuplé, qu’un Suisse paie quatre fois plus à la nature qu’un Turc ne paie au sultan.

Un peuple dominateur, tel qu’étaient les Athéniens et les Romains, peut s’affranchir de tout impôt, parce qu’il règne sur des nations sujettes. Il ne paie pas pour lors à proportion de sa liberté ; parce qu’à cet égard il n’est pas un peuple, mais un monarque.

Mais la règle générale reste toujours. Il y a, dans les États modérés, un dédommagement pour la pesanteur des tributs : c’est la liberté. Il y a dans les États 1 despotiques un équivalent pour la liberté : c’est la modicité des tributs.

Dans de certaines monarchies en Europe on voit des provinces 2 qui, par la nature de leur gouvernement politique, sont dans un meilleur état que les autres. On s’imagine toujours qu’elles ne paient pas assez parce que, par un effet de la bonté de leur gouvernement, elles pourraient payer davantage ; et il vient toujours dans l’esprit de leur ôter ce gouvernement même qui produit ce bien qui se communique, qui se répand au loin, et dont il vaudrait bien mieux jouir.

1 En Russie, les tributs sont médiocres : on les a augmentés depuis que le despotisme y est plus modéré. Voyez l’Histoire des Tattars, part. II. (M.)

2 Les pays d’États [en France]. (M.) Les pays d’États avaient le droit de fixer eux-mêmes la part d’impôt qu’ils paieraient ; mais sous Louis XIV et ses successeurs, ce droit était plus apparent que réel. La cour fixait à l’avance le chiffre que devait atteindre la générosité des pays d’États. Ce n’en était pas moins un vestige de l’ancienne liberté française.

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