Cet effet, qui tient à des causes physiques a dans de certains pays d’Orient, la nature du gouvernement le produisit dans la Grèce. Les Grecs étaient une grande nation, composée de villes qui avaient chacune leur gouvernement et leurs lois. Elles n’étaient pas plus conquérantes que celles de Suisse, de Hollande et d’Allemagne ne le sont aujourd’hui. Dans chaque république, le législateur avait eu pour objet le bonheur des citoyens au dedans, et une puissance au dehors qui ne fût pas inférieure à celle des villes voisines 1 . Avec un petit territoire et une grande félicité, il était facile que le nombre des citoyens augmentât et leur devint à charge : aussi firent-ils sans cesse des 2 colonies ; ils se vendirent pour la guerre, comme les Suisses font aujourd’hui : rien ne fut négligé de ce qui pouvait empêcher la trop grande multiplication des enfants.
Il y avait chez eux des républiques dont la constitution était singulière. Des peuples soumis étaient obligés de fournir la subsistance aux citoyens : les Lacédémoniens étaient nourris par les Ilotes ; les Crétois, par les Périéciens ; les Thessaliens, par les Pénestes. Il ne devait y avoir qu’un certain nombre d’hommes libres, pour que les esclaves fussent en état de leur fournir la subsistance. Nous disons aujourd’hui qu’il faut borner le nombre des troupes réglées : or, Lacédémone était une armée entretenue par des paysans ; il fallait donc borner cette armée ; sans cela, les hommes libres, qui avaient tous les avantages de la société, se seraient multipliés sans nombre, et les laboureurs auraient été accablés.
Les politiques Grecs s’attachèrent donc particulièrement à régler le nombre des citoyens. Platon 3 le fixe à cinq mille quarante ; et il veut que l’on arrête, ou que l’on encourage la propagation, selon le besoin, par les honneurs, par la honte et par les avertissements des vieillards ; il veut même 4 que l’on règle le nombre des mariages de manière que le peuple se répare sans que la république soit surchargée.
Si la loi du pays, dit Aristote 5 , défend d’exposer les enfants, il faudra borner le nombre de ceux que chacun doit engendrer. Si l’on a des enfants au delà du nombre défini par la loi, il conseille 6 de faire avorter la femme avant que le fœtus ait vie 7 .
Le moyen infâme qu’employaient les Crétois pour prévenir le trop grand nombre d’enfants, est rapporté par Aristote 8 ; et j’ai senti la pudeur effrayée quand j’ai voulu le rapporter.
Il y a des lieux, dit encore Aristote 9 , où la loi fait citoyens les étrangers, ou les bâtards, ou ceux qui sont seulement nés d’une mère citoyenne b ; mais dès qu’ils ont assez de peuple, ils ne le font plus. Les sauvages du Canada font brûler leurs prisonniers ; mais lorsqu’ils ont des cabanes vides à leur donner, ils les reconnaissent de leur nation.
Le chevalier Petty a supposé, dans ses calculs, qu’un homme en Angleterre vaut ce qu’on le vendrait à Alger 10 . Cela ne peut être bon que pour l’Angleterre : il y a des pays où un homme ne vaut rien ; il y en a où il vaut moins que rien.
a A. B. Cet effet que les causes physiques font naître dans, etc.
1 Par la valeur, la discipline et les exercices militaires. (M.)
2 Les Gaulois, qui étaient dans le même cas, firent de même. (M.)
3 Dans ses Lois, liv. V. (M.) Dans un gouvernement renfermé entre les murs d’une cité, chez un peuple qui faisait lui-même ses affaires sur la place publique, le nombre des citoyens ne pouvait croître indéfiniment. Au delà d’un certain chiffre la délibération, le vote, le gouvernement n’était plus possible. Mais ces difficultés n’existent point pour les modernes qui ont l’imprimerie, les journaux et le système représentatif. Les anciens n’avaient que des cités, nous avons des États.
4 République, liv. V. (M.)
5 Polit., liv. VII, ch. XVI. (M.)
6 Ibid. (M.)
7 Disons pour excuser Aristote qu’il croyait qu’avant un certain temps le fœtus n’avait ni sentiment, ni existence propre ; c’était une part des entrailles de la mère.
8 Polit. liv. II, c. VII.
9 Polit, liv. III, c. V. (M.) Sup. ch. VI.
b A. Où la loi fait citoyens les bâtards, mais dès qu’ils, etc.
10 Soixante livres sterling. (M.)