Les matières qui suivent demanderaient d’être traitées avec plus d’étendue ; mais la nature de cet ouvrage ne le permet pas. Je voudrais couler sur une rivière tranquille ; je suis entraîné par un torrent
Le commerce guérit des préjugés destructeurs ; et c’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces.
Qu’on ne s’étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu’elles ne l’étaient autrefois. Le commerce a fait que la connaissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout : on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens.
On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures 1 : c’était le sujet des plaintes de Platon 2 : il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours.
1 Dans les éditions de l’Esprit des lois, publiées du vivant de Montesquieu, il y avait deux parties, et cette invocation devait figurer en tête de la seconde partie qui commençait au XXe livre. Mais Jacob Vernet, de Genève, qui s’était chargé de revoir les épreuves de l’Esprit des lois, et qui eut plus d’une fois la maladresse de corriger Montesquieu, trouva que cette invocation serait déplacée, et engagea l’auteur à la supprimer.
Montesquieu lui répondit : « A l’égard de l’Invocation aux Muses, elle a contre elle que c’est une chose singulière dans cet ouvrage et qu’on n’a point encore faite ; mais quand une chose singulière est bonne en elle-même, il ne faut pas la rejeter pour la singularité qui devient elle-même une raison de succès ; et il n’y a point d’ouvrage où il faille plus songer à délasser le lecteur que dans celui-ci, à cause de la longueur et de la pesanteur des matières. »
La raison était bonne ; cependant Montesquieu se résigna à écouter son Aristarque, et il lui écrivit quelques jours après : « J’ai été incertain au sujet de l’Invocation, entre un de mes amis qui voulait qu’on la laissât, et vous qui vouliez qu’on l’ôtât. Je me range à votre avis, et bien fermement, et vous prie de ne la pas mettre 2 . »
On nous pardonnera d’être restés fidèles au premier sentiment de Montesquieu. On ne comprendra jamais le génie de ce grand homme si l’on veut séparer l’auteur de l’Esprit des lois de l’auteur des Lettres persanes et du Temple de Gnide.
2 Ces pièces curieuses nous ont été conservées dans le Mémoire historique sur la vie et les ouvrages de Jacob Vernet. Genève, 1790.
3 Narrate puellœ
Pierides ; prosit mihi vos dixisse puellas.
(JUVÉNAL, Satire IV, vers 35-30.) (M.)
1 César dit des Gaulois, que le voisinage et le commerce de Marseille les avait gâtés de façon qu’eux, qui autrefois avaient toujours vaincu les Germains, leur étaient devenus inférieurs. Guerre des Gaules, liv. VI, c. XXIII. (M.)
2 Les mœurs pures de Platon sont celles d’un couvent, où règne la communauté des biens, sinon même celle des femmes. C’est une utopie. En fait, on ne voit pas que les peuples commerçants aient de plus mauvaises mœurs que les peuples qui ne font rien.