Lorsque Alexandre conquit l’Égypte, on connaissait très-peu la mer Rouge, et rien de cette partie de l’Océan qui se joint à cette mer, et qui baigne d’un côté la côte d’Afrique, et de l’autre celle de l’Arabie : on crut même depuis qu’il était impossible de faire le tour de la presqu’île d’Arabie. Ceux qui l’avaient tenté de chaque côté avaient abandonné leur entreprise. On disait 1 : « Comment serait-il possible de naviguer au midi des côtes de l’Arabie, puisque l’armée de Cambyse, qui la traversa du côté du nord, périt presque toute, et que celle que Ptolomée, fils de Lagus, envoya au secours de Séleucus Nicator à Babylone, souffrit des maux incroyables, et, à cause de la chaleur, ne put marcher que la nuit ? »
Les Perses n’avaient aucune sorte de navigation. Quand ils conquirent l’Égypte, ils y apportèrent le même esprit qu’ils avaient eu chez eux ; et la négligence fut si extraordinaire, que les rois grecs trouvèrent que non-seulement les navigations des Tyriens, des Iduméens et des Juifs dans l’Océan étaient ignorées, mais que celles même de la mer Rouge l’étaient. Je crois que la destruction de la première Tyr par Nabuchodonosor, et celle de plusieurs petites nations et villes voisines de la mer Rouge, firent perdre les connaissances que l’on avait acquises.
L’Égypte, du temps des Perses, ne confrontait point à la mer Rouge : elle ne contenait 2 que cette lisière de terre longue et étroite que le Nil couvre par ses inondations, et qui est resserrée des deux côtés par des chaînes de montagnes. Il fallut donc découvrir la mer Rouge une seconde fois, et l’Océan une seconde fois ; et cette découverte appartint à la curiosité des rois grecs.
On remonta le Nil ; on fit la chasse des éléphants dans les pays qui sont entre le Nil et la mer ; on découvrit les bords de cette mer par les terres ; et, comme cette découverte se fit sous les Grecs, les noms en sont grecs, et les temples sont consacrés 3 à des divinités grecques.
Les Grecs d’Égypte purent faire un commerce très-étendu ; ils étaient maîtres des ports de la mer Rouge : Tyr, rivale de toute nation commerçante, n’était plus ; ils n’étaient point gênés par les anciennes 4 superstitions du pays ; l’Égypte était devenue le centre de l’univers a .
Les rois de Syrie laissèrent à ceux d’Égypte le commerce méridional des Indes, et ne s’attachèrent qu’à ce commerce septentrional qui se faisait par l’Oxus et la mer Caspienne. On croyait 5 , dans ce temps-là, que cette mer était une partie de l’Océan septentrional b ; et Alexandre, quelque temps avant sa mort, avait fait construire 6 une flotte pour découvrir si elle communiquait à l’Océan par le Pont-Euxin, ou par quelque autre mer orientale vers les Indes. Après lui, Séleucus et Antiochus eurent une attention particulière à la reconnaître. Ils y entretinrent 7 des flottes. Ce que Séleucus reconnut fut appelé mer Séleucide : ce qu’Antiochus découvrit fut appelé c mer Antiochide. Attentifs aux projets qu’ils pouvaient avoir de ce côté-là d , ils négligèrent les mers du midi ; soit que les Ptolomées, par leurs flottes sur la mer Rouge, s’en fussent déjà procuré l’empire, soit qu’ils eussent découvert dans les Perses un éloignement invincible pour la marine e . La côte du midi f de la Perse ne fournissait point de matelots ; on n’y en avait vu que dans les derniers moments de la vie d’Alexandre. Mais les rois d’Égypte, maîtres de l’île de Chypre, de la Phénicie et d’un grand nombre de places sur les côtes de l’Asie Mineure, avaient toutes sortes de moyens pour faire des entreprises de mer. Ils n’avaient point à contraindre le génie de leurs sujets ; ils n’avaient qu’à le suivre.
On a de la peine à comprendre g l’obstination des anciens à croire que la mer Caspienne était une partie de l’Océan. Les expéditions d’Alexandre, des rois de Syrie, des Parthes et des Romains, ne purent leur faire changer de pensée h . C’est qu’on revient de ses erreurs le plus tard qu’on peut. D’abord on ne connut que le midi de la mer Caspienne ; on la prit pour l’Océan ; à mesure que l’on avança le long de ses bords, du côté du nord i , on crut encore que c’était l’Océan qui entrait dans les terres. En suivant les côtes j on n’avait reconnu, du côté de l’est, que jusqu’au Jaxarte ; et, du côté de l’ouest, que jusqu’aux extrémités de l’Albanie. La mer, du côté du nord, était vaseuse 8 , et par conséquent très-peu propre à la navigation. Tout cela fit que l’on ne vit jamais que l’Océan 9 .
L’armée k d’Alexandre n’avait été, du côté de l’orient, que jusqu’à l’Hypanis, qui est la dernière des rivières qui se jettent dans l’Indus. Ainsi le premier commerce que les Grecs eurent aux Indes se fit dans une très-petite partie du pays. Séleucus Nicator pénétra jusqu’au Gange 10 ; et par là on découvrit la mer où ce fleuve se jette, c’est-à-dire le golfe de Bengale. Aujourd’hui l’on découvre les terres par les voyages de mer : autrefois on découvrait les mers par la conquête des terres.
Strabon 11 , malgré le témoignage d’Apollodore, paraît douter que les rois 12 grecs de Bactriane soient allés plus loin que Séleucus et Alexandre. Quand il serait vrai l qu’ils n’auraient pas été plus loin vers l’orient que Séleucus, ils allèrent plus loin vers le midi : ils découvrirent 13 Siger et des ports dans le Malabar m , qui donnèrent lieu à la navigation dont je vais parler.
Pline 14 nous apprend qu’on prit successivement trois routes pour faire la navigation des Indes. D’abord, on alla, du promontoire de Siagre, à l’île de Patalène, qui est à l’embouchure de l’Indus : on voit que c’était la route qu’avait tenue la flotte d’Alexandre. On prit ensuite un chemin plus court 15 et plus sûr ; et on alla du même promontoire à Siger. Ce Siger ne peut être que le royaume de Siger dont parle Strabon 16 , que les rois grecs de Bactriane découvrirent. Pline ne peut dire que ce chemin fût plus court, que parce qu’on le faisait en moins de temps ; car Siger devait être plus reculé que l’Indus, puisque les rois de Bactriane le découvrirent. Il fallait donc que l’on évitât par là le détour de certaines côtes, et que l’on profitât de certains vents. Enfin les marchands prirent une troisième route : ils se rendaient à Canes ou à Océlis, ports situés à l’embouchure de la mer Rouge, d’où, par un vent d’ouest, on arrivait à Muziris, première étape des Indes, et de là à d’autres ports n .
On voit qu’au lieu d’aller de l’embouchure de la mer Rouge jusqu’à Siagre, en remontant la côte de l’Arabie heureuse au nord-est, on alla directement de l’ouest à l’est, d’un côté à l’autre, par le moyen des moussons, dont on découvrit les changements en navigant dans ces parages o . Les anciens ne quittèrent les côtes que quand ils se servirent des moussons 17 et des vents alisés, qui étaient une espèce de boussole pour eux.
Pline 18 dit qu’on partait pour les Indes au milieu de l’été, et qu’on en revenait vers la fin de décembre et au commencement de janvier. Ceci est entièrement conforme aux journaux de nos navigateurs. Dans cette partie de la mer des Indes qui est entre la presqu’île d’Afrique et celle de deçà le Gange, il y a deux moussons : la première, pendant laquelle les vents vont de l’ouest à l’est, commence au mois d’août et de septembre ; la deuxième, pendant laquelle les vents vont de l’est à l’ouest, commence en janvier. Ainsi nous partons d’Afrique pour le Malabar dans le temps que partaient les flottes de Ptolomée, et nous en revenons dans le même temps.
La flotte d’Alexandre mit sept mois pour aller de Patale à Suze. Elle partit dans le mois p de juillet, c’est-à-dire dans un temps q où aujourd’hui aucun navire n’ose se mettre en mer pour revenir des Indes. Entre l’une et l’autre mousson, il y a un intervalle de temps pendant lequel les vents varient ; et où un vent de nord, se mêlant avec les vents ordinaires, cause, surtout auprès des côtes, d’horribles tempêtes. Cela dure les mois de juin, de juillet et d’août. La flotte d’Alexandre, partant de Patale au mois de juillet, essuya bien des tempêtes ; et le voyage fut long r , parce qu’elle navigua dans une mousson contraire.
Pline dit qu’on partait pour les Indes à la fin de l’été : ainsi on employait le temps de la variation de la mousson à faire le trajet d’Alexandrie à la mer Rouge.
Voyez, je vous prie, comment on se perfectionna peu à peu dans la navigation. Celle que Darius fit faire pour descendre l’Indus et aller à la mer Rouge, fut de deux ans et demi 19 . La flotte d’Alexandre 20 descendant l’Indus, arriva à Suze dix mois après, ayant navigué trois mois sur l’Indus, et sept sur la mer des Indes. Dans la suite, le trajet de la côte de Malabar à la mer Rouge se fit en quarante jours 21 .
Strabon 22 , qui rend raison de l’ignorance où l’on était des pays qui sont entre l’Hypanis et le Gange, dit que parmi les navigateurs qui vont de l’Égypte aux Indes, il y en peu qui aillent jusqu’au Gange. Effectivement, on voit que les flottes n’y allaient pas ; elles allaient, par les moussons s de l’ouest à l’est, de l’embouchure de la mer Rouge à la côte de Malabar. Elles s’arrêtaient dans les étapes qui y étaient, et n’allaient point faire le tour de la presqu’île deçà le Gange par le cap de Comorin et la côte de Coromandel. Le plan de la navigation des rois d’Égypte et des Romains, était de revenir la même année 23 .
Ainsi il s’en faut bien que le commerce des Grecs et des Romains aux Indes ait été aussi étendu que le nôtre ; nous qui connaissons des pays immenses qu’ils ne connaissaient pas ; nous qui faisons notre commerce avec toutes les nations indiennes, et qui commerçons même pour elles et naviguons pour elles.
Mais ils faisaient ce commerce avec plus de facilité que nous ; et, si l’on ne négociait aujourd’hui que sur la côte du Guzarat et du Malabar, et que, sans aller chercher les îles du midi, on se contentât des marchandises que les insulaires viendraient apporter, il faudrait préférer la route de l’Égypte à celle du cap de Bonne-Espérance. Strabon 24 dit que l’on négociait ainsi avec les peuples de la Taprobane t .
1 Voyez le livre Rerum Indicarum. (M.)
2 Strabon, liv. XVI. (M.)
3 Ibid. (M.)
4 Elles leur donnaient de l’horreur pour les étrangers. (M.)
a Toute cette première partie du ch. IX manque dans A. B.
5 Pline, liv. II, ch. LXVII ; et liv. VI, ch. IX et XIII ; Strabon, liv. XI, p. 507 ; Arrien, de l’Expéd. d’Alex., liv. III, p. 74 ; et liv. V, p. 104. (M.)
b Cette phrase manque dans A. B.
6 Arrien, de l’Expéd. d’Alex., liv. VII. (M.)
7 Pline, liv. II, ch. LXVII. (M.)
c A. B. Reçut le nom de mer Antiochide.
d A. B. ajoutent : dans l’espérance de prendre l’Europe à revers par la Gaule et la Germanie, ils négligèrent, etc.
e A. B. ajoutent : Soit enfin que la soumission générale de tous les peuples de ce côté-là ne leur laissât plus espérer de conquête.
f Toute la fin de ce paragraphe manque dans A. B.
g A. B. J’avoue que je ne puis comprendre l’obstination, etc.
h A B. ajoutent : et cependant ils nous décrivent la mer Caspienne avec une exactitude admirable.
i A. B. ajoutent : Au lieu d’imaginer un grand lac, on crut, etc.
j A. B. rédigent ainsi le paragraphe : Quand on reconnut la côte septentrionale, et qu’on eut presque achevé le tour, les yeux étaient ouverts ; ils se fermèrent ; on prit les bouches du Volga pour un détroit ou un prolongement de l’Océan.
8 Voyez la carte du czar. (M.)
9 Il est vrai que Strabon, Pomponius Méla et Pline ont cru que la mer Caspienne était une partie de l’Océan septentrional. Mais des écrivains plus anciens, Diodore de Sicile, Aristote, et surtout Hérodote (I, CCII, CCIII), ont parlé correctement de cette mer, et ont dit qu’elle ne communiquait avec aucune autre. (CRÉVIER.)
k A. B. L’armée de terre d’Alexandre.
10 Pline, liv. VI, c. XVII. (M.)
11 Liv. XV. (M.)
12 Les Macédoniens de la Bactriane, des Indes, et de l’Ariane, s’étant séparés du royaume de Syrie, formèrent un grand État. (M.)
l A. B. Je crois bien qu’ils n’allèrent pas plus loin vers l’orient, et ne passèrent point le Gange ; mais ils allèrent plus loin vers le midi, etc.
13 Appollonius Adramittin, dans Strabon, liv. XI. (M.)
m A. Des ports dans le Guzarat et le Malabar.
14 Liv. VI, c. XXIII. (M.)
15 Pline, liv. VI, ch. XXIII. (M.)
16 Liv. XI, Sigertidis regnum. (M.)
n Cette dernière phrase ainsi que le paragraphe suivant parut pour la première fois dans B.
o B. Par le moyen des vents alisés, dont on découvrit le cours réglé en naviguant dans ces parages. Les anciens ne quittèrent les côtes que quand ils se servirent de ces vents, qui étaient, etc.
17 Les moussons soufflent une partie de l’année d’un côté, et une partie de l’année de l’autre ; et les vents alisés soufflent du même côté toute l’année. (M.)
18 Liv. VI, ch. XXIII. (M.)
p A. B. Au mois.
q A. B. Dans une saison.
r A. B. Dut être long.
19 Hérodote, in Melpomene, IV, XIIV. (M.)
20 Pline, liv. VI, c. XXIII. (M.)
21 Ibid. (M.)
22 Liv. XV. (M.)
s A. B. Par les vents alizés.
23 Pline, liv. VI, ch. XXIII. (M.)
24 Liv. XV. (M.)
t A. B. terminent ce chapitre par les considérations suivantes, reproduites en partie dans le ch. X ci-après, qui a paru pour la première fois dans l’édition de 1758.
« Je finirai ce chapitre par une réflexion. Ptolomée 25 le géographe porte l’Afrique orientale connue au promontoire Prassum ; et Arrien 26 la borne au promontoire Raptum. Nos meilleures cartes placent le promontoire Prassum à Mozambique, au quatorzième degré et demi de latitude sud, et le promontoire Haptum vers les dix degrés de cette latitude. Mais, comme depuis la côte du royaume d’Ajan, qui ne produit aucunes marchandises, le pays devient toujours plus riche à mesure que l’on va vers le midi jusqu’au pays de Sofala où est la source des richesses, il paraît d’abord étonnant que l’on ait ainsi rétrogradé vers le nord, au lieu d’avancer vers le midi.
« A mesure que les connaissances, la navigation et le commerce s’étendirent du côté des Indes, elles reculèrent du côté de l’Afrique : un commerce riche et facile en fit négliger un moins lucratif et plein de difficultés. On connut moins la côte orientale de l’Afrique qu’on ne l’avait connue du temps de Salomon ; et quoique Ptolomée nous parle du promontoire Prassum, c’était plutôt un lieu que l’on avait connu, qu’un lieu que l’on connut encore. Arrien 27 borne les terres connues au promontoire Raptum, parce qu’on n’allait plus que jusque-là. Que si Marcien d’Héraclée 28 est revenu au promontoire Prassum, son autorité n’est d’aucune importance ; il avoue lui-même 29 qu’il est le copiste d’Artémidor, et que cet Artémidor l’est de Ptolomée. »
25 Liv. IV, chap. VII, et liv. VIII, table 4 de l’Afrique. (M.)
26 Voyez le Périple de la mer Érythrée. (M.)
27 Ptolomée et Arrien étaient à peu près contemporains.
28 Son ouvrage se trouve dans le Recueil des petits géographes grecs, édition d’Oxford de 1698, t. I, p. 10.
29 Ibid., page 1 et 2.