CHAPITRE XXII. CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Les premiers Romains n’eurent point de lois pour régler le taux de l’usure 1 . Dans les démêlés qui se formèrent là-dessus entre les plébéiens et les patriciens, dans la sédition 2 même du mont Sacré, on n’allégua d’un côté que la foi, et de l’autre que la dureté des contrats.

On suivait donc les conventions particulières ; et je crois que les plus ordinaires étaient de douze pour cent par an. Ma raison est que, dans le langage 3 ancien chez les Romains, l’intérêt à six pour cent était appelé la moitié de l’usure, l’intérêt à trois pour cent le quart de l’usure : l’usure totale était donc l’intérêt à douze pour cent.

Que si l’on demande comment de si grosses usures avaient pu s’établir chez un peuple qui était presque sans commerce 4 , je dirai que ce peuple, très-souvent obligé d’aller sans solde à la guerre, avait très-souvent besoin d’emprunter ; et que, faisant sans cesse des expéditions heureuses, il avait très-souvent la facilité de payer. Et cela se sent bien dans le récit des démêlés qui s’élevèrent à cet égard ; on n’y disconvient point de l’avarice de ceux qui prêtaient ; mais on dit que ceux qui se plaignaient auraient pu payer s’ils avaient eu une conduite réglée 5 .

On faisait donc des lois qui n’influaient que sur la situation actuelle : on ordonnait, par exemple, que ceux qui s’enrôleraient pour la guerre que l’on avait à soutenir, ne seraient point poursuivis par leurs créanciers ; que ceux qui étaient dans les fers seraient délivrés ; que les plus indigents seraient menés dans les colonies : quelquefois on ouvrait le trésor public. Le peuple s’apaisait par le soulagement des maux présents ; et, comme il ne demandait rien pour la suite, le sénat n’avait garde de le prévenir.

Dans le temps que le sénat défendait avec tant de constance la cause des usures, l’amour de la pauvreté, de la frugalité, de la médiocrité, était extrême chez les Romains : mais telle était la constitution, que les principaux citoyens portaient toutes les charges de l’État, et que le bas peuple ne payait rien. Quel moyen de priver ceux-là du droit de poursuivre a leurs débiteurs, et de leur demander d’acquitter leurs charges, et de subvenir aux besoins pressants de la république ?

Tacite 6 dit que la loi des Douze Tables fixa l’intérêt à un pour cent par an. Il est visible qu’il s’est trompé, et qu’il a pris pour la loi des Douze Tables une autre loi dont je vais parler. Si la loi des Douze Tables avait réglé cela, comment, dans les disputes qui s’élevèrent depuis entre les créanciers et les débiteurs, ne se serait-on pas servi de son autorité ? On ne trouve aucun vestige de cette loi sur le prêt à intérêt ; et, pour peu qu’on soit versé dans l’histoire de Rome, on verra qu’une loi pareille ne devait point être l’ouvrage des décemvirs.

La loi Licinienne 7 faite quatre-vingt-cinq ans après la loi des Douze Tables, fut une de ces lois passagères dont nous avons parlé. Elle ordonna qu’on retrancherait du capital ce qui avait été payé pour les intérêts, et que le reste serait acquitté en trois paiements égaux.

L’an 398 de Rome, les tribuns Duellius et Menenius firent passer une loi qui réduisait les intérêts à un 8 pour cent par an. C’est cette loi que Tacite 9 confond avec la loi des Douze Tables ; et c’est la première qui ait été faite chez les Romains pour fixer le taux de l’intérêt. Dix ans après 10 , cette usure fut réduite à la moitié 11  : dans la suite on l’ôta tout à fait 12  ; et, si nous en croyons quelques auteurs qu’avait vus Tite-Live, ce fut sous le consulat 13 de C. Martius Rutilius et de Q. Servilius, l’an 413 de Rome.

Il en fut de cette loi comme de toutes celles où le législateur a porté les choses à l’excès : on trouva un moyen de l’éluder b . Il en fallut faire beaucoup d’autres pour la confirmer, corriger, tempérer. Tantôt on quitta les lois pour suivre les usages 14 , tantôt on quitta les usages pour suivre les lois ; mais, dans ce cas, l’usage devait aisément prévaloir. Quand un homme emprunte, il trouve un obstacle dans la loi même qui est faite en sa faveur : cette loi a contre elle, et celui qu’elle secourt, et celui qu’elle condamne. Le préteur Sempronius Asellus ayant permis 15 aux débiteurs d’agir en conséquence des lois, fut tué par les créanciers 16 pour avoir voulu rappeler la mémoire d’une rigidité qu’on ne pouvait plus soutenir c .

Je quitte la ville pour jeter un peu les yeux sur les provinces d .

J’ai dit ailleurs 19 que les provinces romaines étaient désolées par un gouvernement despotique et dur. Ce n’est pas tout : elles l’étaient encore par des usures affreuses.

Cicéron dit 20 que ceux de Salamine voulaient emprunter de l’argent à Rome, et qu’ils ne le pouvaient pas à cause de la loi Gabinienne. Il faut que je cherche ce que c’était que cette loi.

Lorsque les prêts à intérêt eurent été défendus à Rome, on imagina toutes sortes de moyens pour éluder la loi 21  ; et, comme les alliés 22 et ceux de la nation latine n’étaient point assujettis aux lois civiles des Romains, on se servit d’un Latin ou d’un allié qui prêtait son nom, et paraissait être le créancier. La loi n’avait donc fait que soumettre les créanciers à une formalité, et le peuple n’était pas soulagé.

Le peuple se plaignit de cette fraude ; et Marcus Sempronius, tribun du peuple, par l’autorité du sénat, fit faire un plébiscite 23 qui portait, qu’en fait de prêts les lois qui défendaient les prêts à usure entre un citoyen romain et un autre citoyen romain, auraient également lieu entre un citoyen et un allié, ou un Latin.

Dans ces temps-là, on appelait alliés les peuples de l’Italie proprement dite, qui s’étendait jusqu’à l’Arno et le Rubicon, et qui n’était point gouvernée en provinces romaines.

Tacite 24 dit qu’on faisait toujours de nouvelles fraudes aux lois faites pour arrêter les usures. Quand on ne put plus prêter ni emprunter sous le nom d’un allié, il fut aisé de faire paraître un homme des provinces, qui prêtait son nom.

Il fallait une nouvelle loi contre ces abus ; et Gabinius 25 , faisant la loi fameuse qui avait pour objet d’arrêter la corruption dans les suffrages, dut naturellement penser que le meilleur moyen pour y parvenir était de décourager les emprunts : ces deux choses étaient naturellement liées ; car les usures augmentaient 26 toujours au temps des élections, parce qu’on avait besoin d’argent pour gagner des voix. On voit bien que la loi Gabinienne avait étendu le sénatus-consulte Sempronien aux provinciaux, puisque les Salaminiens ne pouvaient emprunter de l’argent à Rome, à cause de cette loi. Brutus, sous des noms empruntés, leur en prêta 27 à quatre pour cent par mois 28 , et obtint pour cela deux sénatus-consultes, dans le premier desquels il était dit que ce prêt ne serait pas regardé comme une fraude faite à la loi, et que le gouverneur de Cilicie jugerait en conformité des conventions portées par le billet des Salaminiens 29 .

Le prêt à intérêt étant interdit par la loi Gabinienne entre les gens des provinces et les citoyens romains, et ceux-ci ayant pour lors tout l’argent de l’univers entre leurs mains, il fallut les tenter par de grosses usures, qui fissent disparaître, aux yeux de l’avarice, le danger de perdre la dette. Et, comme il y avait à Rome des gens puissants qui intimidaient les magistrats, et faisaient taire les lois, ils furent plus hardis à prêter, et plus hardis à exiger de grosses usures. Cela fit que les provinces furent tour à tour ravagées par tous ceux qui avaient du crédit à Rome ; et, comme chaque gouverneur faisait son édit en entrant dans sa province 30 , dans lequel il mettait à l’usure le taux qu’il lui plaisait, l’avarice prêtait la main à la législation, et la législation à l’avarice.

Il faut que les affaires aillent ; et un État est perdu si tout y est dans l’inaction. Il y avait des occasions où il fallait que les villes, les corps, les sociétés des villes, les particuliers, empruntassent, et on n’avait que trop besoin d’emprunter, ne fût-ce que pour subvenir aux ravages des armées, aux rapines des magistrats, aux concussions des gens d’affaires, et aux mauvais usages qui s’établissaient tous les jours ; car on ne fut jamais ni si riche, ni si pauvre. Le sénat, qui avait la puissance exécutrice, donnait par nécessité, souvent par faveur, la permission d’emprunter des citoyens romains, et faisait là-dessus des sénatus-consultes. Mais ces sénatus-consultes mêmes étaient décrédités par la loi : ces sénatus-consultes 31 pouvaient donner occasion au peuple de demander de nouvelles tables 32  ; ce qui, augmentant le danger de la perte du capital, augmentait encore l’usure. Je le dirai toujours, c’est la modération qui gouverne les hommes, et non pas les excès.

Celui-là paie moins, dit Ulpien 33 , qui paie plus tard e . C’est ce principe qui conduisit les législateurs, après la destruction de la république romaine f .

1 Usure et intérêt signifiaient la même chose chez les Romains. (M.)

2 Voyez Denys d’Halicarnasse qui l’a si bien décrite. (M.)

3 Usurae semisses, trientes, quadrantes. Voyez là-dessus les divers traités du Digeste et du Code de usuris ; et surtout la loi 17, avec sa note, au ff. de usuris. (M.)

4 C’est chez les peuples sans commerce que l’argent est le plus rare, et, par conséquent, le plus cher.

5 Voyez les discours d’Appius là-dessus, dans Denys d’Halicarnasse, livre V. (M.)

a A. B. De priver ceux-là de la poursuite de leurs débiteurs.

6 Annal., liv. VI, c. XVI. (M.)

7 L’an de Rome 388. Tite-Live, liv. VI, c. XXV. (M.)

8 Unciaria usura. Tite-Live, liv. VII, c. XVI. (M.) Voyez la Défense de l’Esprit des Lois, seconde partie, art. Usure.

9 Annal., liv. VI, c. XVI. (M.)

10 Sous le consulat de L. Manlius Torquatus, et de C. Plautius, selon Tite-Live, liv. VII, c. XXVII, et c’est la loi dont parle Tacite, Annal., IV VI, ibid. (M.)

11 Semiunciaria usura. (M.)

12 Comme le dit Tacite, Annal., liv. VI. (M.)

13 La loi en fut faite à la poursuite de M. Genucius, tribun du peuple. Tite-Live, liv. VII, à la fin. (M.)

b A. Une infinité de moyens de l’éluder.

14 Veteri jam more fœnus receptum erat. Appien, de la Guerre civile, liv. I. (M.)

15 Permisit eos legibus agere. Appien, de la Guerre civile, liv. I ; et l’Épitome de Tite-Live, liv. LXIV. (M.)

16 L’an de Rome 663. (M.)

c A. B. terminent le chapitre par les deux paragraphes suivants, et ne parlent point de l’usure dans les provinces.

« Sous Sylla, L. Valerius Flaccus fit une loi qui permettait l’intérêt à trois pour cent par an. Cette loi, la plus équitable et la plus modérée de celles que les Romains firent à cet égard, Paterculus 17 la désapprouve. Mais si cette loi était nécessaire à la République, si elle était utile à tous les particuliers, si elle formait une communication d’aisance entre le débiteur et l’emprunteur, elle n’était point injuste.

« Celui-là paye moins, dit Ulpien 18 , qui paye plus tard. Cela décide la question si l’intérêt est légitime, c’est-à-dire si le créancier peut vendre le temps, et le débiteur l’acheter.

17 Turpissimae legis auctor qua creditoribus solvi quadrantem jusserat. Liv. II. Quelques auteurs ont interprété ce passage comme si la loi de Flaccus avait ordonné qu’on payât seulement le quart du capital ; mais il me semble que ce n’était pas le langage des auteurs latins. Lorsqu’il s’agissait de retranchement de dettes, on se servait des mots de quadrans, triens, etc., pour marquer l’usure, et tertia pars et quarta pars pour marquer le capital. 2º On fait le consul Valerius auteur d’une loi qu’aurait faite à peine un tribun séditieux. 3º On était dans le feu de la guerre civile ; et il était plus question de maintenir le crédit public que de le détruire ; enfin cette guerre civile n’avait point pour objet l’abolissement des dettes. (M.)

Crévier a démontré que si quadrantes usurœ veut dire en effet l’intérêt à trois pour cent, le mot quadrans seul n’a point ce sens, et ne peut s’entendre que du quart du capital. La question est tranchée par un passage du Catilina de Salluste, Argentum aere solutum est, disent les députés de C. Mallius à Q. Marcius Res ; c’est-à-dire on a remboursé le sesterce d’argent en payant un as, monnaie de cuivre qui valait le quart du sesterce. Quant à L. Val. Flaccus, c’était un partisan forcené de Marius, qui passa en Grèce pour faire la guerre à Sylla, et fut tué dans cette entreprise ; il était tout aussi séditieux qu’un tribun.

18 L. 12, Dig. De Verb. sign.

d Tout ce qui suit jusqu’à la fin du chapitre, sauf le dernier paragraphe, a été ajouté dans l’édition de 1758.

19 Liv. XI, c. XIX. (M.)

20 Lettres à Atticus, liv. V, lettre XXI. (M.)

21 Tite-Live, liv. XXXV, c. VII. (M.)

22 Ibid. (M.)

23 L’an de Rome 561. Voyez Tite-Live, liv. XXV, c. VII (M.)

24 Annal., liv. VI, c. XVI. (M.)

25 L’an 615 de Rome. (M.)

26 Voyez les lettres de Cicéron à Atticus, liv. IV, lettre XV et XVI. (M.)

27 Cicéron à Atticus, liv. VI, lettre I. (M.)

28 Pompée, qui avait prêté au roi Ariobarsane six cents talents, se faisait payer trente-trois talents attiques tous les trente jours. Cicéron à Atticus, liv. V, lettre XXI ; liv. VI, lettre I. (M.).

29 Ut neque Salaminis, neque cui eis dedisset, fraudi esset. Ibid. (M.)

30 L’édit de Cicéron la fixait à un pour cent par mois, avec l’usure de l’usure au bout de l’an. Quant aux fermiers de la république, il les engageait à donner un délai à leurs débiteurs. Si ceux-ci ne payaient pas au temps fixé, il adjugeait l’usure portée par le billet. Cicéron à Atticus, liv. VI, lett. 1. (M.)

31 Voyez ce que dit Luccéius, lettre XXI à Atticus, liv. V. Il y eut même un sénatus-consulte général pour fixer l’usure à un pour cent par mois. Voyez la même lettre. (M.)

32 C’est-à-dire de nouvelles lois sur les dettes.

33 L. 12, ff. De verbor signif. (M.)

e A. B. Cela décide la question si l’intérêt est légitime, c’est-à-dire si le créancier peut vendre le temps, et le débiteur l’acheter.

f Cette phrase manque dans A. B.

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