La France était régie, comme j’ai dit, par des coutumes non écrites ; et les usages particuliers de chaque seigneurie formaient le droit civil. Chaque seigneurie avait son droit civil, comme le dit Beaumanoir 1 ; et un droit si particulier, que cet auteur, qu’on doit regarder comme la lumière de ce temps-là, et une grande lumière, dit qu’il ne croit pas que dans tout le royaume il y eût deux seigneuries qui fussent gouvernées de tout point par la même loi.
Cette prodigieuse diversité avait une première origine, et elle en avait une seconde. Pour la première, on peut se souvenir de ce que j’ai dit ci-dessus au chapitre des coutumes locales 2 ; et, quant à la seconde, on la trouve dans les divers événements des combats judiciaires ; des cas continuellement fortuits devant introduire naturellement de nouveaux usages.
Ces coutumes-là étaient conservées dans la mémoire des vieillards ; mais il se forma peu à peu des lois ou des coutumes écrites.
1º Dans le commencement de la troisième race 3 , les rois donnèrent des chartres particulières, et en donnèrent même de générales, de la manière dont je l’ai expliqué ci-dessus : tels sont les Établissements de Philippe-Auguste, et ceux que fit saint Louis. De même, les grands vassaux, de concert avec les seigneurs qui tenaient d’eux, donnèrent, dans les assises de leurs duchés ou comtés, de certaines chartres ou Établissements, selon les circonstances ; telles furent l’assise de Geoffroi, comte de Bretagne, sur les partage des nobles ; les coutumes de Normandie, accordées par le duc Raoul ; les coutumes de Champagne, données par le roi Thibaut ; les lois de Simon, comte de Montfort, et autres. Cela produisit quelques lois écrites, et même plus générales que celles que l’on avait.
2º Dans le commencement de la troisième race, presque tout le bas peuple était serf. Plusieurs raisons obligèrent les rois et les seigneurs de les affranchir.
Les seigneurs, en affranchissant leurs serfs, leur donnèrent des biens ; il fallut leur donner des lois civiles pour régler la disposition de ces biens. Les seigneurs, en affranchissant leurs serfs, se privèrent de leurs biens ; il fallut donc régler les droits que les seigneurs se réservaient pour l’équivalent de leur bien. L’une et l’autre de ces choses furent réglées par les chartres d’affranchissement ; ces chartres formèrent une partie de nos coutumes, et cette partie se trouva rédigée par écrit.
3º Sous le règne de saint Louis et les suivants, des praticiens habiles, tels que Défontaines, Beaumanoir, et autres, rédigèrent par écrit les coutumes de leurs bailliages. Leur objet était plutôt de donner une pratique judiciaire, que les usages de leur temps sur la disposition des biens. Mais tout s’y trouve ; et, quoique ces auteurs particuliers n’eussent d’autorité que par la vérité et la publicité des choses qu’ils disaient, on ne peut douter qu’elles n’aient beaucoup servi à la renaissance de notre droit français. Tel était, dans ces temps-là, notre droit coutumier écrit.
Voici la grande époque. Charles VII et ses successeurs firent rédiger par écrit, dans tout le royaume, les diverses coutumes locales, et prescrivirent des formalités qui devaient être observées à leur rédaction. Or, comme cette rédaction se fit par provinces, et que, de chaque seigneurie, on venait déposer dans l’assemblée générale de la province les usages écrits ou non écrits de chaque lieu, on chercha à rendre les coutumes plus générales, autant que cela se put faire sans blesser les intérêts des particuliers qui furent réservés 4 . Ainsi nos coutumes prirent trois caractères ; elles furent écrites, elles furent plus générales, elles reçurent le sceau de l’autorité royale.
Plusieurs de ces coutumes ayant été de nouveau rédigées, on y fit plusieurs changements, soit en ôtant tout ce qui ne pouvait compatir avec la jurisprudence actuelle, soit en ajoutant plusieurs choses tirées de cette jurisprudence.
Quoique le droit coutumier soit regardé parmi nous comme contenant une espèce d’opposition avec le droit romain, de sorte que ces deux droits divisent les territoires, il est pourtant vrai que plusieurs dispositions du droit romain sont entrées dans nos coutumes, surtout lorsqu’on en fit de nouvelles rédactions, dans des temps qui ne sont pas fort éloignés des nôtres, où ce droit était l’objet des connaissances de tous ceux qui se destinaient aux emplois civils ; dans des temps où l’on ne faisait pas gloire d’ignorer ce que l’on doit savoir, et de savoir ce que l’on doit ignorer ; où la facilité de l’esprit servait plus à apprendre sa profession qu’à la faire ; et où les amusements continuels n’étaient pas même l’attribut des femmes.
Il aurait fallu a que je m’étendisse davantage à la fin de ce livre ; et qu’entrant dans de plus grands détails, j’eusse suivi tous les changements insensibles qui, depuis l’ouverture des appels, ont formé le grand corps de notre jurisprudence française. Mais j’aurais mis un grand ouvrage dans un grand ouvrage. Je suis comme cet antiquaire 5 qui partit de son pays, arriva en Égypte, jeta un coup d’œil sur les Pyramides, et s’en retourna.
1 Prologue sur la Coutume de Beauvoisis. (M.)
2 Ch. XII. (M.)
3 Voyez le Recueil des Ordonnances de Laurière (M.)
4 Cela se fit ainsi lors de la rédaction des coutumes de Berry et de Paris. Voyez La Thaumassière, ch.III. (M.)
a A. B. Tout ce que j’ai dit de la formation de nos lois civiles semblerait me conduire à donner aussi la théorie de nos lois politiques ; mais ce serait un grand ouvrage. Je suis comme cet antiquaire, etc.
5 Dans le Spectateur anglais. (M.)