Je croirais qu’il y aurait une imperfection dans mon ouvrage, si je passais sous silence un événement arrivé une fois dans le monde, et qui n’arrivera peut-être jamais ; si je ne parlois de ces lois que l’on vit paraître en un moment dans toute l’Europe, sans qu’elles tinssent à celles que l’on avait jusqu’alors connues 2 ; de ces lois qui ont fait des biens et des maux infinis ; qui ont laissé des droits quand on a cédé le domaine ; qui, en donnant à plusieurs personnes divers genres de seigneurie sur la même chose ou sur les mêmes personnes, ont diminué le poids de la seigneurie entière ; qui ont posé diverses limites dans des empires trop étendus ; qui ont produit la règle avec une inclinaison à l’anarchie, et l’anarchie avec une tendance à l’ordre et à l’harmonie.
Ceci demanderait un ouvrage exprès ; mais, vu la nature de celui-ci, on y trouvera plutôt ces lois comme je les ai envisagées, que comme je les ai traitées.
C’est un beau spectacle que celui des lois féodales. Un chêne antique s’élève 3 ; l’œil en voit de loin les feuillages ; il approche, il en voit la tige ; mais il n’en aperçoit point les racines : il faut percer la terre pour les trouver.
1 Ces deux derniers livres sur les lois féodales furent accueillis froidement par les contemporains. « Parmi les gens de goût, écrivait Garat (Mercure de France du 6 août 1784), il en est peu qui aient eu le courage de lire cette dernière partie, et ceux qui l’ont lue se plaignent de n’avoir pu l’entendre. Il fallait conduire peu à peu le lecteur dans les routes ténébreuses de ces siècles reculés, lier tous les faits, expliquer tous les mots de ces lois dont on n’entend plus la langue, suppléer aux monuments qui manquent par des développements étendus de ceux qui nous restent ; il ne fallait rien supprimer, rien franchir ; mais cette méthode était opposée au génie de Montesquieu. Occupé à découvrir, il ne l’est jamais à démontrer ; on dirait qu’il ne songe jamais qu’on doit le lire, ou qu’il suppose que tous ses lecteurs ont son génie. Un mélange continuel de fragments de lois barbares et de pensées courtes et détachées, de textes obscurs et de commentaires profonds, fatigue l’attention la plus forte, et fait fermer le livre à chaque instant. Des traits lumineux, des expressions d’un grand éclat vous avertissent bien que vous marchez dans ces ténèbres à la suite d’un homme de génie, mais rien n’est éclairé ; il crée la lumière et ne la répand pas sur les objets. »
Garat se trompe ; Montesquieu n’est point obscur ; mais les hommes du XVIIIe siècle, qui avaient un suprême dédain pour le passé, ne suivaient point l’auteur de l’Esprit des lois, portant la lumière sur les origines de notre civilisation. La matière était magnifique, comme disait Montesquieu, et il avait fait de véritables découvertes, mais qu’importait la vieille France à des philosophes qui voulaient renouveler la société de fond en comble, et se croyaient des esprits forts quand ils rompaient avec la tradition ? Montesquieu créait l’histoire du droit, quand on voulait en finir avec l’histoire. Il était naturel qu’on ne le comprît pas.
Aujourd’hui on est revenu à des idées plus saines ; on sent que le passé est une part de la vie nationale. Nous sommes fils de nos pères par les idées non moins que par le sang. Qui ne suit pas ce développement non interrompu se condamne à être un étranger dans son pays ; c’est là ce qui explique pourquoi les hommes de la Révolution ont tout détruit, et n’ont rien fondé.
Quant aux théories de Montesquieu, elles sont ingénieuses et souvent vraies. On peut lui reprocher d’avoir été dur avec l’abbé Dubos, mais il avait, plus que son adversaire, le sentiment de notre ancien droit et de nos vieilles coutumes. Quelques-unes de ses vues sont de véritables découvertes ; j’estime notamment que, sur l’origine des justices seigneuriales, il avait raison contre nos jurisconsultes du XVIe siècle. On peut faire plus d’une critique de détail, mais, sur le fond des choses, on a tout profit à l’étudier.
2 Elles ne tenaient point aux lois romaines, leur esprit était tout différent ; mais elles tenaient aux lois germaniques ; le travail de Montesquieu n’a guère pour objet que de prouver ce fait, souvent contesté par les historiens, mais indubitable pour un jurisconsulte.
3 . . . . . . Quantum vertice ad auras
Æthereas, tantum radice ad Tartara tendit. (M.)
VIRGILE, Georg., II, v. 292 ; et Æneid., IV, 446.