CHAPITRE XVI. CHOSES A OBSERVER DANS LA COMPOSITION DES LOIS.

Ceux qui ont un génie assez étendu pour pouvoir donner des lois à leur nation ou à une autre, doivent faire de certaines attentions sur la manière de les former.

Le style en doit être concis. Les lois des Douze Tables sont un modèle de précision : les enfants les apprenaient par cœur 1 . Les Novelles de Justinien sont si diffuses, qu’il fallut les abréger 2 .

Le style des lois doit être simple ; l’expression directe s’entend toujours mieux que l’expression réfléchie. Il n’y a point de majesté dans les lois du bas empire ; on y fait parler les princes comme des rhéteurs. Quand le style des lois est enflé, on ne les regarde que comme un ouvrage d’ostentation.

Il est essentiel que les paroles des lois réveillent chez tous les hommes les mêmes idées. Le cardinal de Richelieu convenait que l’on pouvait accuser un ministre devant le roi 3  ; mais il voulait que l’on fût puni si les choses qu’on prouvait n’étaient pas considérables : ce qui devait empêcher tout le monde de dire quelque vérité que ce fût contre lui, puisqu’une chose considérable est entièrement relative, et que ce qui est considérable pour quelqu’un ne l’est pas pour un autre.

La loi d’Honorius punissait de mort celui qui achetait comme serf un affranchi, ou qui aurait voulu l’inquiéter 4 . Il ne fallait point se servir d’une expression si vague : l’inquiétude que l’on cause à un homme dépend entièrement du degré de sa sensibilité.

Lorsque la loi doit faire quelque fixation, il faut, autant qu’on le peut, éviter de la faire à prix d’argent. Mille causes changent la valeur de la monnaie ; et avec la même dénomination on n’a plus la même chose. On sait l’histoire de cet impertinent 5 de Rome, qui donnait des soufflets à tous ceux qu’il rencontrait, et leur faisait présenter les vingt-cinq sous de la loi des Douze Tables.

Lorsque, dans une loi, l’on a bien fixé les idées des choses, il ne faut point revenir à des expressions vagues. Dans l’ordonnance criminelle de Louis XI 6 , après qu’on a fait l’énumération exacte des cas royaux, on ajoute ces mots : « Et ceux dont de tout temps les juges royaux ont jugé ; » ce qui fait rentrer dans l’arbitraire dont on venait de sortir.

Charles VII 7 dit qu’il apprend que des parties font appel, trois, quatre et six mois après le jugement, contre la coutume du royaume en pays coutumier : il ordonne qu’on appellera incontinent, à moins qu’il n’y ait fraude ou dol du procureur 8 , ou qu’il y ait grande et évidente cause de relever l’appelant. La fin de cette loi détruit le commencement ; et elle le détruisit si bien, que dans la suite on a appelé pendant trente ans 9 .

La loi des Lombards ne veut pas qu’une femme qui a pris un habit de religieuse, quoiqu’elle ne soit pas consacrée, puisse se marier 10  ; « car, dit-elle, si un époux, qui a engagé à lui une femme seulement par un anneau 11 , ne peut pas sans crime en épouser une autre, à plus forte raison l’épouse de Dieu ou de la sainte Vierge... » Je dis que dans les lois il faut raisonner de la réalité à la réalité, et non pas de la réalité à la figure, ou de la figure à la réalité.

Une loi 12 de Constantin veut que le témoignage seul de l’évêque suffise, sans ouïr d’autres témoins. Ce prince prenait un chemin bien court ; il jugeait des affaires par les personnes, et des personnes par les dignités.

Les lois ne doivent point être subtiles ; elles sont faites pour des gens de médiocre entendement : elles ne sont point un art de logique, mais la raison simple d’un père de famille.

Lorsque, dans une loi, les exceptions, limitations, modifications ne sont point nécessaires, il vaut beaucoup mieux n’en point mettre. De pareils détails jettent dans de nouveaux détails.

Il ne faut point faire de changement dans une loi sans une raison suffisante. Justinien ordonna qu’un mari pourrait être répudié, sans que la femme perdît sa dot, si pendant deux ans il n’avait pu consommer le mariage 13 . Il changea sa loi, et donna trois ans au pauvre malheureux 14 . Mais, dans un cas pareil, deux ans en valent trois, et trois n’en valent pas plus que deux.

Lorsqu’on fait tant que de rendre raison d’une loi, il faut que cette raison soit digne d’elle. Une loi romaine décide qu’un aveugle ne peut pas plaider, parce qu’il ne voit pas les ornements de la magistrature 15 . Il faut l’avoir fait exprès, pour donner une si mauvaise raison, quand il s’en présentait tant de bonnes.

Le jurisconsulte Paul dit que l’enfant naît parfait au septième mois, et que la raison des nombres de Pythagore semble le prouver 16 . Il est singulier qu’on juge ces choses sur la raison des nombres de Pythagore.

Quelques jurisconsultes français ont dit que, lorsque le roi acquérait quelque pays, les églises y devenaient sujettes au droit de régale, parce que la couronne du roi est ronde 17 . Je ne discuterai point ici les droits du roi, et si, dans ce cas, la raison de la loi civile ou ecclésiastique doit céder à la raison de la loi politique ; mais je dirai que des droits si respectables doivent être défendus par des maximes graves. Qui a jamais vu fonder, sur la figure d’un signe d’une dignité, les droits réels de cette dignité ? 18

Davila 19 dit que Charles IX fut déclaré majeur au parlement de Rouen à quatorze ans commencés, parce que les lois veulent qu’on compte le temps du moment au moment, lorsqu’il s’agit de la restitution et de l’administration des biens du pupille : au lieu qu’elle regarde l’année commencée comme une année complète, lorsqu’il s’agit d’acquérir des honneurs 20 . Je n’ai garde de censurer une disposition qui ne paraît pas avoir eu jusqu’ici d’inconvénient ; je dirai seulement que la raison alléguée par le chancelier de l’Hôpital a n’était pas la vraie : il s’en faut bien que le gouvernement des peuples ne soit qu’un honneur.

En fait de présomption, celle de la loi vaut mieux que celle de l’homme. La loi française regarde comme frauduleux tous les actes faits par un marchand dans les dix jours qui ont précédé sa banqueroute : c’est la présomption de la loi 21 b . La loi romaine infligeait des peines au mari qui gardait sa femme après l’adultère, à moins qu’il n’y fût déterminé par la crainte de l’événement d’un procès, ou par la négligence de sa propre honte ; et c’est la présomption de l’homme. Il fallait que le juge présumât les motifs de la conduite du mari, et qu’il se déterminât sur une manière de penser très-obscure. Lorsque le juge présume, les jugements deviennent arbitraires c  ; lorsque la loi présume, elle donne au juge une règle fixe.

La loi de Platon 23 , comme j’ai dit 24 , voulait qu’on punît celui qui se tuerait, non pas pour éviter l’ignominie, mais par faiblesse. Cette loi était vicieuse, en ce que dans le seul cas où l’on ne pouvait pas tirer du criminel l’aveu du motif qui l’avait fait agir, elle voulait que le juge se déterminât sur ces motifs.

Comme les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires, celles qu’on peut éluder affaiblissent la législation. Une loi doit avoir son effet, et il ne faut pas permettre d’y déroger par une convention particulière.

La loi Falcidie ordonnait, chez les Romains, que l’héritier eût toujours la quatrième partie de l’hérédité : une autre loi 25 permit au testateur de défendre à l’héritier de retenir cette quatrième partie : c’est se jouer des lois. La loi Falcidie devenait inutile : car, si le testateur voulait favoriser son héritier, celui-ci n’avait pas besoin de la loi Falcidie ; et s’il ne voulait pas le favoriser, il lui défendait de se servir de la loi Falcidie.

Il faut prendre garde que les lois soient conçues de manière qu’elles ne choquent point la nature des choses. Dans la proscription du prince d’Orange, Philippe II promet à celui qui le tuera de donner à lui, ou à ses héritiers, vingt-cinq mille écus et la noblesse ; et cela en parole de roi, et comme serviteur de Dieu. La noblesse promise pour une telle action ! une telle action ordonnée en qualité de serviteur de Dieu ! Tout cela renverse également les idées de l’honneur 26 , celles de la morale, et celles de la religion.

Il est rare qu’il faille défendre une chose qui n’est pas mauvaise, sous prétexte de quelque perfection qu’on imagine 27 .

Il faut dans les lois une certaine candeur. Faites pour punir la méchanceté des hommes, elles doivent avoir elles-mêmes la plus grande innocence. On peut voir dans la loi 28 des Wisigoths cette requête ridicule, par laquelle on fit obliger les juifs à manger toutes les choses apprêtées avec du cochon, pourvu qu’ils ne mangeassent pas du cochon même. C’était une grande cruauté : on les soumettait à une loi contraire à la leur ; on ne leur laissait garder de la leur que ce qui pouvait être un signe pour les reconnaître.

1 Ut carmen necessarium. Cicéron, De legibus, liv. II, c. XXIII. (M.)

2 C’est l’ouvrage d’IRNERIUS. (M.)

3 Testament politique. (M.)

4 Aut qualibet manunsissione donatum inquietare voluerit. Appendice au code Théodosien, dans le tome I des œuvres du P. Sirmond, p. 737. (M.) Inquietare avait ici un sens légal ; c’était contester juridiquement la liberté donnée.

5 Aulugelle, liv. XX, ch. 1. (M.)

6 [De 1670.] On trouve dans le procès-verbal de cette ordonnance les motifs que l’on eut pour cela. (M.)

7 Dans son ordonnance de Montel-lès-Tours, l’an 1453. (M.)

8 On pouvait punir le procureur, sans qu’il fût nécessaire de troubler l’ordre public. (M.)

9 L’ordonnance de 1667 a fait des règlements là-dessus. (M.)

10 Liv. II, tit. XXXVII. (M.)

11 C’est-à-dire qui l’a fiancée.

12 Dans l’appendice du P. Sirmond, au code Théodosien, tome I. (M.)

13 L. 1, code De repudiis. (M.)

14 Voyez l’Authentique sed hodie, au code De repudiis. (M.)

15 L. 1, ff. De postulando. (M.)

16 Dans ses Sentences, liv. IV, tit. IX. (M.)

17 Dans la dispute de la régale, sous le règne de Louis XIV, l’archevêque de Paris, M. de Harlay fut qualifié dans un pamphlet du temps d’arrondisseur de la Couronne, parce que, dit Jurieu, il soutenait que le droit de régale était attaché à la rondeur de la couronne fermée, et une annexe de la pleine puissance des rois de France. (L’Esprit de M. Arnaud, t. I, p. 68.)

18 En disant que la couronne du roi était ronde, on entendait par là que le roi était empereur en son pays, et ne reconnaissait pas de supérieur. L’expression peut nous paraitre bizarre, mais la maxime était bonne. Il faut remarquer, d’ailleurs, que ce n’était pas le législateur qui s’exprimait ainsi ; c’était un raisonnement de jurisconsulte, raisonnement emprunté au blason, science de grand poids chez un peuple où régnait la noblesse.

19 Della guerra civile di Francia, p. 96. (M.)

20 Dupuy, Traité de la majorité de nos rois, 1655, in-4º, p. 364.

a A. B. Je dirai seulement que la raison qu’on alléguait 22 , n’était pas la vraie.

22 Le chancelier de l’Hôpital. Davila, ibid. (M.)

21 Elle est du 18 novembre 1702 (M.)

b A. dit : Tous les actes faits par des marchands dans les dix jours qui ont précédé une banqueroute.

c Ce premier membre de phrase n’est pas dans A.

23 Liv. IX des lois. (M.)

24 Sup. XXIX, IX.

25 C’est l’authentique : Sed cum testator. (SI.)

26 Sup. IV, II.

27 Allusion aux lois qui défendent, ou flétrissent en quelque façon les secondes noces.

28 Liv. XII, tit. II, §, 16. (M.)

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