CHANT SEPTIÈME.

Nous quittâmes les lieux consacrés à Bacchus ; mais bientôt nous crûmes sentir que nos maux n’avaient été que suspendus. Il est vrai que nous n’avions point cette fureur qui nous avait agités ; mais la sombre tristesse avait saisi notre âme, et nous étions dévorés de soupçons et d’inquiétudes.

Il nous semblait que les cruelles déesses ne nous avaient agités, que pour nous faire pressentir des malheurs auxquels nous étions destinés.

Quelquefois nous regrettions le temple de Bacchus ; bientôt nous étions entraînés vers celui de Gnide : nous voulions voir Thémire et Camille, ces objets puissants de notre amour et de notre jalousie.

Mais nous n’avions aucune de ces douceurs que l’on a coutume de sentir, lorsque, sur le point de revoir ce qu’on aime, l’âme est déjà ravie, et semble goûter d’avance tout le bonheur qu’elle se promet.

Peut-être, dit Aristée, que je trouverai le berger Licas avec Camille ; que sais-je s’il ne lui parle pas dans ce moment ? O dieux ! l’infidèle prend plaisir à l’entendre !

On disait l’autre jour, repris-je, que Tirsis, qui a tant aimé Thémire, devait arriver à Gnide ; il l’a aimée, sans doute qu’il l’aime encore : il faudra que je dispute un cœur que je croyais tout à moi.

L’autre jour, Licas chantait ma Camille : que j’étais insensé ! j’étais ravi de l’entendre louer.

Je me souviens que Tirsis porta à ma Thémire des fleurs nouvelles. Malheureux que je suis ! elle les a mises sur son sein ! C’est un présent de Tirsis, disait-elle. Ah ! j’aurais dû les arracher, et les fouler à mes pieds.

Il n’y a pas longtemps que j’allais, avec Camille, faire à Vénus un sacrifice de deux tourterelles ; elles m’échappèrent, et s’envolèrent dans les airs.

J’avais écrit sur des arbres mon nom avec celui de Thémire ; j’avais écrit mes amours : je les lisais et les relisais sans cesse : un matin, je les trouvai effacées.

Camille, ne désespère point un malheureux qui t’aime : l’amour qu’on irrite peut avoir tous les effets de la haine.

Le premier Gnidien qui regardera ma Thémire, je le poursuivrai jusque dans le temple, et je le punirai, fût-il aux pieds de Vénus.

Cependant nous arrivâmes près de l’antre sacré où la déesse rend ses oracles. Le peuple était comme les flots de la mer agitée : ceux-ci venaient d’entendre, les autres allaient chercher leur réponse.

Nous entrâmes dans la foule ; je perdis l’heureux Aristée : déjà il avait embrassé sa Camille ; et moi je cherchais encore ma Thémire.

Je la trouvai enfin. Je sentis ma jalousie redoubler à sa vue, je sentis renaître mes premières fureurs. Mais elle me regarda ; et je devins tranquille. C’est ainsi que les dieux renvoient les Furies, lorsqu’elles sortent des enfers.

O dieux ! me dit-elle, que tu m’as coûté de larmes ! Trois fois le soleil a parcouru sa carrière ; je craignais de t’avoir perdu pour jamais : cette parole me fait trembler. J’ai été consulter l’oracle. Je n’ai point demandé si tu m’aimais ; hélas ! je ne voulais que savoir si tu vivais encore. Vénus vient de me répondre que tu m’aimes toujours.

Excuse, lui dis-je, un infortuné qui t’aurait haïe, si son âme en était capable. Les dieux, dans les mains desquels je suis, peuvent me faire perdre la raison : ces dieux, Thémire, ne peuvent pas m’ôter mon amour 1 .

La cruelle jalousie m’a agité, comme dans le Tartare on tourmente les ombres criminelles. J’en tire cet avantage, que je sens mieux le bonheur qu’il y a d’être aimé de toi, après l’affreuse situation où m’a mis la crainte de te perdre.

Viens donc avec moi, viens dans ce bois solitaire : il faut qu’à force d’aimer j’expie les crimes que j’ai faits. C’est un grand crime, Thémire, de te croire infidèle.

Jamais les bois de l’Élysée a , que les dieux ont faits exprès pour la tranquillité des ombres qu’ils chérissent ; jamais les forêts de Dodone, qui parlent aux humains de leur félicité future ; ni les jardins des Hespérides, dont les arbres se courbent sous le poids de l’or qui compose leurs fruits, ne furent plus charmants que ce bocage enchanté par la présence de Thémire.

Je me souviens qu’un satyre, qui suivait une nymphe qui fuyait tout éplorée, nous vit, et s’arrêta. Heureux amants ! s’écria-t-il, vos yeux savent s’entendre et se répondre ; vos soupirs sont payés par des soupirs ! Mais moi, je passe ma vie sur les traces d’une bergère farouche ; malheureux pendant que je la poursuis, plus malheureux encore quand je l’ai atteinte b .

Une jeune nymphe, seule dans ce bois c , nous aperçut et soupira. Non, dit-elle, ce n’est que pour augmenter mes tourments, que le cruel Amour me fait voir un amant si tendre.

Nous trouvâmes Apollon assis auprès d’une fontaine. Il avait suivi Diane, qu’un daim timide avait menée dans ces bois. Je le reconnus à ses blonds cheveux, et à la troupe immortelle qui était autour de lui. Il accordait sa lyre ; elle attire les rochers ; les arbres la suivent, les lions restent immobiles. Mais nous entrâmes plus avant dans les forêts, appelés en vain par cette divine harmonie.

Où croyez-vous que je trouvai l’Amour ? Je le trouvai sur les lèvres de Thémire ; je le trouvai ensuite sur son sein : il s’était sauvé à ses pieds : je l’y trouvai encore : il se cacha sous ses genoux ; je le suivis ; et je l’aurais toujours suivi, si Thémire tout en pleurs, Thémire irritée ne m’eût arrêté. Il était à sa dernière retraite : elle est si charmante, qu’il ne saurait la quitter. C’est ainsi qu’une tendre fauvette, que la crainte et l’amour retiennent sur ses petits, reste immobile sous la main avide qui s’approche, et ne peut consentir à les abandonner.

Malheureux que je suis ! Thémire écouta mes plaintes, et elle n’en fut point attendrie : elle entendit mes prières, et elle devint plus sévère. Enfin je fus téméraire ; elle s’indigna : je tremblai ; elle me parut fâchée : je pleurai ; elle me rebuta : je tombai ; et je sentis que mes soupirs allaient être mes derniers soupirs, si Thémire n’avait mis la main sur mon cœur, et n’y eût ramené la vie d .

Non, dit-elle, je ne suis pas si cruelle que toi ; car je n’ai jamais voulu te faire mourir, et tu veux m’entraîner dans la nuit du tombeau.

Ouvre ces yeux mourants, si tu ne veux que les miens se ferment pour jamais.

Elle m’embrassa : je reçus ma grâce, hélas ! sans espérance de devenir coupable.

1 Colardeau :

Ma raison est dans la main des dieux ;

Mais mon cœur, tout à toi, n’est point sous leur empire.

a A. Jamais les bois d’Elysée, etc.

b A. Lorsque je l’ai atteinte.

c A. Dans ces bois.

d A. Et n’y eût rappelé la vie.

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