LETTRE CX.

A L’ABBÉ COMTE DE GUASCO.

J’ai reçu, Monsieur le Comte, à la Brède, où je suis et où je voudrais bien que vous fussiez, votre lettre datée de Turin. M. le marquis de Saint-Germain 1 qui s’intéresse vivement à ce qui vous regarde, m’avait déjà appris la manière distinguée dont vous avez été reçu à votre Cour, et la justice qu’on vous y a rendue. Il est consolant de voir un roi réparer les torts que son ministre a fait essuyer, et je vois avec joie qu’avec le temps le mérite est toujours reconnu par les princes éclairés, qui se donnent la peine de voir les choses par eux-mêmes. Les bons offices que M. le marquis de Saint-Germain vous a rendus par ses lettres augmentent la bonne opinion que j’avais de lui. Je vous fais bien mes compliments sur l’investiture de votre comté 2  ; et si j’avais appris que vous aviez été investi d’une abbaye, ma satisfaction serait aussi complète qu’eût été la réparation. Au reste, mon cher ami, je ne voudrais point qu’il vous vint la tentation de nous quitter : vous savez que nous vous rendons justice en France, et que vous y avez des amis. Ce serait une ingratitude à vous d’y renoncer pour un peu de faveur de Cour : permettez-moi de me reposer à cet égard sur la maxime qu’on n’est pas prophète dans sa patrie.

J’ai eu ici mylord Hyde 3 qui est allé de Paris à Véret 4 chez notre duchesse, de là à Richelieu chez M. le maréchal, de là à Bordeaux et à la Brède, de là à Aiguillon, où M. le duc a mandé qu’on lui fit les honneurs de son château ; de sorte qu’il trouve partout les empressements qui sont dus à sa naissance, et ceux qui sont dus à son mérite personnel ; mylord Hyde vous aime beaucoup, et aurait bien voulu aussi vous trouver à la Brède.

Vous avez touché la vanité qui se réveille dans mon cœur dans l’endroit le plus sensible, lorsque vous m’avez dit que S. A. R. avait la bonté de se ressouvenir de moi : présentez, je vous prie, mes adorations à ce grand prince ; ses vertus et ses belles qualités forment pour moi un spectacle bien agréable. Aujourd’hui l’Europe est si mêlée, et il y a une telle communication de ses parties, qu’il est vrai de dire que celui qui fait la félicité de l’une fait encore la félicité de l’autre ; de sorte que le bonheur va de proche en proche ; et quand je fais des châteaux en Espagne, il me semble toujours qu’il m’arrivera de pouvoir encore aller faire ma cour à votre aimable prince. Dites au marquis de Breil et à M. le grand prieur 5 que, tant que je vivrai, je serai à eux : la première idée qui me vint, lorsque je les vis à Vienne, ce fut de chercher à obtenir leur amitié, et je l’ai obtenue.

Madame de Saint-Maur me mande que vous êtes en Piémont dans une nouvelle Herculée 6 , où, après avoir gratté huit jours la terre, vous avez trouvé une sauterelle d’airain. Vous avez donc fait deux cents lieues pour trouver une sauterelle ! Vous êtes tous des charlatans, messieurs les antiquaires. Je n’ai point de nouvelles ni de lettres de l’abbé Venuti depuis son départ de Bordeaux : il avait quelque bonté pour moi avant que d’être prêtre et prévôt. Mandez-moi si vous retournerez à Paris : pour moi, je passerai ici l’hiver et une partie du printemps. La province est ruinée ; et dans ce cas tout le monde a besoin d’être chez soi. On me mande qu’à Paris le luxe est affreux : nous avons perdu ici le nôtre, et nous n’avons pas perdu grand’chose. Si vous voyiez l’état où est à présent la Brède, je crois que vous en seriez content. Vos conseils ont été suivis, et les changements que j’ai faits ont tout développé : c’est un papillon qui s’est dépouillé de ses nymphes. Adieu, mon ami, je vous salue et embrasse mille fois.

De la Brède, le 9 novembre 1751.

1 Ambassadeur de Sardaigne à Paris, qui y fut fort estime. (GUASCO.)

2 En Piémont, par les constitutions du pays, les ecclésiastiques ne peuvent point posséder des fiefs, ni en prendre le titre. Les deux frères étant exposés aux périls de la guerre, il pouvait arriver que, venant à manquer, le fief qui donne le titre à leur maison retombât à la couronne, ou dans une maison étrangère. D’ailleurs, comme il était établi en Allemagne, où les ecclésiastiques ne sont pas sujets à la même loi, il demanda au roi de l’investir aussi lui-même de ce fief ; grâce que le roi lui accorda par une patente particulière, avec le titre, juridiction et prérogatives de la comté de sa famille, dérogeant à cet effet à l’article des constitutions sur ce sujet. (GUASCO.)

3 Ou de Cornbury, dernier descendant du célèbre chancelier Hyde, fort aimé en France, où il demeurait depuis quelques années, et où il mourut de consomption, très-regretté de tous ceux qui connaissaient son excellent caractère et son esprit. (GUASCO.)

4 Véretz près Tours, résidence de la duchesse d’Aiguillon.

5 Le grand prieur du Solar.

6 Ancienne ville d’Industria, dont on a découvert des ruines près des bords du Pô en Piémont, mais dont la découverte n’a pas produit beaucoup de richesses antiques ; les morceaux les plus précieux qu’on ait trouvés, sont un beau trépied de bronze, quelques médailles, et quelques inscriptions. (GUASCO.)

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