LETTRE CXLIX.

A L’ABBÉ COMTE DE GUASCO.

Soyez le bien venu, mon cher Comte ; je ne doute pas que ma concierge n’ait fait bien échauffer votre lit. Fatigué, comme vous deviez l’être, d’avoir couru la poste jour et nuit, et des courses faites à Fontainebleau, vous aviez besoin de ces petits soins pour vous remettre. Vous ne devez point partir de ma chambre ni de Paris que je n’arrive, à moins que vous ne vouliez venir à Paris pour me dire que je ne vous verrai pas. Je vois que vous allez en Flandre. Je voudrais bien que vous eussiez d’assez bonnes raisons de rester avec nous, outre celle de l’amitié ; mais je vois qu’il ne faudra bientôt plus à nos prélats pour coopérateurs, que des Doyenarts 1 . Eussiez-vous cru que ce laquais, métamorphosé en prêtre fanatique, conservant les sentiments de son premier état, parvînt à obtenir une dignité dans un chapitre ? J’aurai bien des choses à vous dire, si je vous trouve à Paris, comme je l’espère ; car vous ne brûlerez pas un ami qui abandonne ses foyers pour vous courir, dès qu’il sait où vous prendre.

Je suis fort aise que S. A. R. Monseigneur le duc de Savoie agrée la dédicace de votre traduction italienne, et très-flatté que mon ouvrage paraisse en Italie sous de si grands auspices. J’ai achevé de lire cette traduction, et j’ai trouvé partout mes pensées rendues aussi clairement que fidèlement. Votre épître dédicatoire est aussi très-bien ; mais je ne suis pas assez fort dans la langue italienne pour juger de la diction 2 .

Je trouve le projet et le plan de votre traité sur les statues intéressant et beau 3 , et je suis bien curieux de le voir. Adieu.

De la Brède, le 2 décembre 1754.

1 Pierre Doyenart fut laquais du fils de Montesquieu, pendant qu’il était au collège de Louis-le-Grand : ayant appris un peu de latin, il se sentit appelé à l’état ecclésiastique ; et, par l’intercession d’une dame, il obtint de monseigneur l’évêque de Bayonne, dont il était diocésain, la permission de prendre l’habit. Devenu prêtre et bénéficier dans l’église de Bayonne, il vint à Paris demander à M. de Montesquieu sa protection auprès de M. le comte de Maurepas, pour avoir un meilleur bénéfice qui vaquait ; le priant, à cet effet, de se charger d’une requête pour le ministre. Elle débutait par ces mots : Pierre Doyenart, prêtre du diocèse de Bayonne, ci-devant employé par feu M. l’évêque à découvrir les complots des jansénistes, ces perfides qui ne connaissent ni pape ni rat, etc. M. de Montesquieu, ayant lu ce début, plia la requête, la rendit au suppliant, et lui dit : « Allez, monsieur, la présenter vous-même, elle vous fera honneur et aura plus d’effet ; mais auparavant passez dans ma cuisine, pour déjeuner avec mes valets » : ce que M. Doyenart n’oubliait jamais de faire dans les visites fréquentes qu’il faisait à son ancien maître. Il parvint, quelque temps après, à la dignité de trésorier, dans un chapitre d’une cathédrale en Bretagne. (GUASCO.)

2 Il ne semble pas que cette traduction ait paru.

3 L’ouvrage a été publié sous le titre de : De l’usage des Statues chez les anciens, essai historique. Bruxelles, 1768, in-4º.

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