LETTRE CXX.

A M. L’ABBÉ COMTE DE GUASCO,

A BRUXELLES.

Vous êtes admirable, mon cher Comte ; vous réunissez trois amis qui ne se sont vus depuis plusieurs années, séparés par des mers ; et vous ouvrez un commerce entre eux. M. Mitchel 1 et moi ne nous étions point perdus de vue ; mais M. d’Ayrolles, que j’ai eu l’honneur de voir à Hanovre, m’avait entièrement oublié. Je n’ai plus de vin de l’année passée ; mais je garderai un tonneau de cette année pour l’un et pour l’autre. Je vous ai déjà mandé que je comptais être à Paris au mois de septembre ; et comme vous devez y être en même temps, je vous porterai la réponse du négociant à l’abbé de la Porte, qui m’a critiqué sans m’entendre. Ce n’est pas un négociant soi-disant, comme vous croyez, c’en est un bien réel et un jeune homme de notre ville 2 , qui est l’auteur de cet écrit.

Je vous dirai, mon cher Abbé, que j’ai reçu des commissions considérables d’Angleterre pour du vin 3 de cette année ; et j’espère que notre province se relèvera un peu de ses malheurs ; je plains bien les pauvres Flamands, qui ne mangeront plus que des huîtres, et point de beurre.

Je crois que le système a changé à l’égard des places de la Barrière, et que l’Angleterre a senti qu’elles ne pouvaient servir qu’à déterminer les Hollandais à se tenir en paix, pendant que les autres seront en guerre. Les Anglais pensent aussi que les Pays-Bas sont plus forts, en y ajoutant douze cent mille florins 4 de revenu, qu’ils ne le seraient par les garnisons des Hollandais, qui les défendent si mal ; de plus, la reine de Hongrie 5 a éprouvé qu’on ne lui donnait la paix en Flandre que pour porter la guerre ailleurs. Je ne serais pas étonné non plus que le système de l’équilibre et des alliances changeât à la première occasion. Il y a bien des raisons de ceci ; nous en parlerons à notre aise au mois de septembre ou d’octobre. J’ai reçu une belle lettre de l’abbé Venuti, qui, après m’avoir gardé un silence continuel pendant deux ans sans raison, l’a rompu aussi sans raison.

De la Brède, ce 27 juin 1752.

1 Alors commissaire d’Angleterre pour les affaires de la barrière à Bruxelles, et ensuite ministre plénipotentiaire à Berlin ; homme de beaucoup d’esprit et d’un caractère fort aimable. M. Ayrolles était ministre de la même cour à Bruxelles. (GUASCO.)

2 M. Risteau, alors négociant, plus tard un des directeurs de la Compagnie des Indes. Montesquieu faisait très grand cas de cette réponse, mais il n’y eut aucune part. Il avouait même qu’il eût été fort embarrassé de répondre à certaines objections que son jeune défenseur avait réfutées de manière à ne laisser aucun lieu à la réplique.

3 Il ne faut pas être surpris que l’auteur parle souvent de son vin à cet ami, car le vin était son principal revenu, et ils avaient beaucoup travaillé ensemble à l’amélioration des vignes. (GUASCO.)

4 Subside que la cour de Vienne s’était engagée de payer aux Hollandais, pour les garnisons des places de la Barrière. (G.)

5 Marie-Thérèse.

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