LETTRE CXXII.

A L’ABBÉ COMTE DE GUASCO.

Soyez le bien arrivé, mon cher Comte ; je regrette beaucoup de n’avoir pas été à Paris pour vous recevoir. On dit que ma concierge, mademoiselle Betti, vous a pris pour un revenant, et a fait un si grand cri en vous voyant, que tous les voisins en ont été éveillés. Je vous remercie de la manière dont vous avez reçu mon protégé. Je serai à Paris au mois de septembre ; si vous êtes de retour de votre résidence, avant que je sois arrivé, vous me ferez honneur de porter votre bréviaire dans mon appartement ; je compte pourtant y être arrivé avant vous. Vous êtes un homme extraordinaire : à peine avez-vous bu de l’eau des citernes de Tournay, que Tournay vous envoie en députation. Jamais cela n’est arrivé à aucun chanoine.

Je vous dirai que la Sorbonne, peu contente des applaudissements qu’elle recevait sur l’ouvrage de ses députés, en a nommé d’autres pour réexaminer l’affaire 1 . Je suis là-dessus extrêmement tranquille. Ils ne peuvent dire que ce que le Nouvelliste ecclésiastique a dit ; et je leur dirai ce que j’ai dit au Nouvelliste Ecclésiastique ; ils ne sont pas plus forts avec ce Nouvelliste, et ce Nouvelliste n’est pas plus fort avec eux. Il faut toujours en revenir à la raison ; mon livre est un livre de politique, et non pas un livre de théologie ; et leurs objections sont dans leurs têtes, et non pas dans mon livre.

Quant à Voltaire, il a trop d’esprit pour m’entendre ; tous les livres qu’il lit, il les fait, après quoi il approuve ou critique ce qu’il a fait. Je vous remercie de la critique du père Gerdil 2  ; elle est faite par un homme qui mériterait de m’entendre, et puis de me critiquer. Je serais bien aise, mon cher ami, de vous revoir à Paris : vous me parleriez de toute l’Europe ; moi, je vous parlerais de mon village de la Brède, et de mon château, qui est à présent digne de recevoir celui qui a parcouru tous les pays :

Et maris et terræ, numero quæ carentis arenæ
Mensorem 3 .

Madame de Montesquieu, M. le doyen de Saint-Surin 4 , et moi sommes actuellement à Baron, qui est une maison entre deux mers, que vous n’avez point vue. Mon fils est à Clérac, que je lui ai donné pour son domaine avec Montesquieu. Je pars dans quelques jours pour Nisor 5 , abbaye de mon frère ; nous passerons par Toulouse, où je rendrai mes respects à Clémence Isaure 6 , que vous connaissez si bien. Si vous y gagnez le prix, mandez le moi ; je prendrai votre médaille en passant : aussi bien n’avez-vous plus la ressource des intendants. Il vous faudrait un homme uniquement occupé à recueillir les médailles que vous remportez. Si vous voulez, je ferai aussi à Toulouse une visite de votre part à votre muse, Mme Montégut 7  ; pourvu que je ne sois pas obligé de lui parler, comme vous faites, en langage poétique.

Je vous dirai pour nouvelles que les jurats comblent, dans ce moment, les excavations qu’ils avaient faites devant l’Académie. Si les Hollandais avaient aussi bien défendu Berg-op-Zoom, que M. notre intendant a défendu ses fossés 8 , nous n’aurions pas aujourd’hui la paix ; c’est une terrible chose de plaider contre un intendant ; mais c’est une chose bien douce que de gagner un procès contre un intendant. Si vous avez quelque relation avec M. de Larrey à la Haye, parlez-lui, je vous prie, de notre tendre amitié. Je suis bien aise d’apprendre son crédit à la cour du Stathouder ; il mérite la confiance qu’on a en lui. Je vous embrasse, mon cher ami, de tout mon cœur.

De Raymond en Gascogne, 8 août 1752.

1 Après avoir tenu longtemps l’Esprit des Lois sur les fonts, la Sorbonne jugea à propos de suspendre sa censure. C’est, peut-être, une des plus sages démarches qu’elle ait faites depuis longtemps. (GUASCO.)

2 Barnabite, alors professeur à l’université de Turin, et maintenant précepteur du prince de Piémont, homme de beaucoup de mérite, et qui s’est évertué à critiquer des grands hommes tels que Locke, Montesquieu et Jean-Jacques Rousseau. (G.) Voyez notre Introduction à l’Esprit des Lois, p. XLVII.

3 Horace, I, Od. XXXVIII.

4 Le doyen de la vieille collégiale de Saint-Surin de Bordeaux était Joseph Secondat de Montesquieu, frère du président, qui devint en 1743 abbé de Nizor. (Montesquieu à l’abbaye de Nisor, par M. F. Sacaie, dans les Mémoires de l’Académie des Jeux floraux.)

5 Nisor, ou Nizor, nommée aussi Benedictio Dei ou Bénissons Dieu, était une abbaye cistercienne, située dans le pays de Comminges, sur les bords de la Sesse, entre Blajan et Boulogne. Elle avait été fondée en 1184 par des moines venus de l’abbaye de Bonnefont. (Voyage littéraire de deux religieux de la Congrégation de Saint-Maur. (Martenne et Durand, t. I.)

6 Dame qui fonda le premier prix des jeux floraux dans le XVIe siècle, sur laquelle ce correspondant de M. de Montesquieu a donné des éclaircissements dans la Dissertation sur l’état des lettres sous le règne de Charles VI et Charles VII, qui a remporté le prix à l’Académie de Paris en 1741. On conserve sa statue avec honneur à l’hotel de ville, et on la couronne de fleurs tous les ans. (GUASCO.)

7 Femme d’un trésorier de France, qui cultivait la poésie, et qui a écrit une épitre en vers à cet ami de M. de Montesquieu. (G.)

Jeanne de Sogla, dame de Montégut, morte à Toulouse le 4 juin 1752. On a d’elle un recueil de lettres et de poésies publiées par son fils. (RAVENEL.)

8 M. de Tourni, intendant de Guienne, à qui Bordeaux doit les embellissements de cette ville. Pour suivre un plan des édifices qu’il entreprit, et faire un alignement, il venait de masquer le bel hôtel de l’académie : elle s’y opposa, et obtint de la cour gain de cause contre monsieur l’intendant. (G.)

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