LETTRE CXXIX.

A L’ABBÈ COMTE DE GUASCO.

A VIENNE.

J’ai reçu, mon cher comte, votre lettre de Vienne, du 28 décembre. Je suis fâché d’avoir perdu ceux qui m’avaient fait l’honneur d’avoir de l’amitié pour moi ; il me reste le prince de Lichtenstein, et je vous prie de lui faire bien ma cour. J’ai reçu des marques d’amitié de M. Duval, bibliothécaire de l’empereur 1 , qui fait beauoup d’honneur à la Lorraine, sa patrie. Dites aussi, je vous prie, quelque chose de ma part à M. Van-Swieten ; je suis un véritable admirateur de cet illustre 2 Esculape. Je vis hier M. et Mme de Senectère ; vous savez que je ne vois plus que les pères et les mères dans toutes les familles ; nous parlâmes beaucoup de vous ; ils vous aiment beaucoup. J’ai fait connaissance avec 3 ...... Tout ce que je puis vous en dire, c’est que c’est un seigneur magnifique, et fort persuadé de ses lumières ; mais il n’est pas notre marquis de Saint-Germain ; aussi n’est-il pas un ambassadeur piémontois 4 . Bien de ces têtes diplomatiques se pressent trop de nous juger ; il faudrait nous étudier un peu plus. Je serais bien curieux de voir les relations que certains ambassadeurs font à leurs cours sur nos affaires internes. J’ai appris ici que vous relevâtes fort à propos l’équivoque touchant la qualification de mauvais citoyen. Il faut pardonner à des ministres, souvent imbus des principes du pouvoir arbitraire, de n’avoir pas des notions bien justes sur certains points, et de hasarder des apophtegmes 5 .

La Sorbonne cherche toujours à m’attaquer ; il y a deux ans qu’elle travaille, sans savoir guère comment s’y prendre. Si elle me fait mettre à ses trousses, je crois que j’acheverai de l’ensevelir 6 . J’en serais bien fâché, car j’aime la paix par-dessus toute chose. Il y a quinze jours que l’abbé Bonardi m’a envoyé un gros paquet pour mettre dans ma lettre pour vous ; comme je sais qu’il n’y a dedans que de vieilles rapsodies que vous ne liriez point, j’ai voulu vous épargner un port considérable ; ainsi je garde la lettre jusqu’à votre retour, ou jusqu’à ce que vous me mandiez de vous l’envoyer, en cas qu’il y ait autre chose que des nouvelles des rues. J’ai appris avec bien du plaisir tout ce que vous me mandez sur votre sujet ; les choses obligeantes que vous a dites l’Impératrice font honneur à son discernement, et les effets de la bonne opinion qu’elle vous a marquée lui feront encore plus d’honneur. Nous lisons ici la réponse du roi d’Angleterre au roi de Prusse, et elle passe, dans ce pays-ci, pour une réponse sans réplique. Vous qui êtes docteur dans le droit des gens, vous jugerez cette question dans votre particulier.

Vous avez très bien fait de passer par Lunéville ; je juge, par la satisfaction que j’eus moi-même dans ce voyage, de celle que vous avez éprouvée par la gracieuse réception du roi Stanislas. Il exigea de moi que je lui promisse de faire un autre voyage en Lorraine. Je souhaiterais bien que nous nous y rencontrassions à votre retour d’Allemagne : l’instance que le roi vient de vous faire, par sa gracieuse lettre, d’y repasser, doit vous engager à reprendre cette route. Nous voilà donc, encore une fois, confrères en Apollon 7  ; en cette qualité recevez l’accolade.

De Paris, 5 mars 1753.

1 C’est-à-dire, de sa bibliothèque particulière, homme d’autant plus estimable, que, né dans un état bien éloigné de la culture des lettres, il est parvenu à les cultiver, sans secours, par la seule force du talent. (GUASCO).

2 Il savait que c’était à lui que les libraires de Vienne devaient la liberté de pouvoir vendre l’Esprit des lois, dont la censure précédente des jésuites empechait l’introduction à Vienne ; car M. le baron Van-Swieten n’est pas seulement l’Esculape de cette ville impériale. Par sa qualité de premier médecin de la Cour, il est encore l’Apollon qui préside aux muses autrichiennes, tant par sa qualité de bibliothécaire impérial, charge qui, par un usage particulier à cette Cour, est unie à celle de premier médecin, que par celle de président de la censure des livres, et des études du pays, de sorte qu’il pourrait être en même temps le médecin des esprits, comme il l’est des corps, si le despotisme sur le Parnasse n’était pas trop effrayant pour les Muses, et si la sévérité, lorsqu’elle est trop scrupuleuse, ne rendait pas plus ingénieux dans la contrebande des livres dangereux, comme elle prive quelquefois de ceux qui sont d’une utilité relative aux différentes professions. Quoi qu’il en soit, maigre la satire qu’on lit dans les Dialogues de M. de Voltaire, portant également sur les fonctions des deux ministères de ce savant médecin, Vienne lui doit déjà quelques changements utiles au bien des études ; et ce poëte célèbre lui doit surtout, que son histoire universelle soit, contre toute attente, entre les mains de tout le monde dans ce pays-là. (G.)

3 Ce nom n’a pas pu se lire, l’écriture étant effacée. (G.)

Il est probable que Guasco n’a pas voulu publier le nom, et que ce nom est celui du comte de Sartirane.

4 Il (Montesquieu) avait été intimement lié avec M. le marquis de Breil, M. le commandeur Solarson frère, et M. le marquis de Saint-Germain, tous les trois ambassadeurs de Sardaigne ; le premier à Vienne, les deux autres à Paris ; tous les trois hommes du premier mérite. (G.)

5 Étant question de l’Esprit des Lois à un diner d’un ambassadeur, S. E. prononça qu’il le regardait comme l’ouvrage d’un mauvais citoyen. « Montesquieu mauvais citoyen ! s’écria son ami ;pour moi je regarde l’Esprit des Lois même comme l’ouvrage d’un bon sujet ; car on ne saurait donner une plus grande preuve d’amour et de fidélité à ses maîtres, que de les éclairer et les instruire. » (G.)

6 Il venait de paraître un ouvrage intitulé : Le Tombeau de la Sorbonne, fait sous le nom de l’abbé de Prade. (G.)

C’était l’œuvre de Voltaire.

7 Le roi Stanislas les avait fait agréger à son académie de Nancy. (G.)

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