LETTRE XVIII 1 .

DU PÈRE CASTEL A MONTESQUIEU 2 .

Monsieur,

Je n’aurais pas voulu tant de correctifs et de ménagements dans votre ouvrage.

Il me paraît qu’il n’y avait rien de bien pressant que les deux derniers endroits qui regardaient, ou qui semblaient regarder l’autorité spirituelle de l’Église, et tout au plus les termes de « monacal et monachisme ». Je ne puis cependant qu’applaudir au généreux parti que vous avez pris de tout adoucir. Une personne de votre nom, de votre rang et, si votre modestie le permet, de votre mérite, se doit de grands égards à elle-même. Un nombre de beaux esprits et de gens du monde aimeront assez à voir traiter de haut en bas ce qu’ils appellent la prêtraille monastique, et fronder même un peu l’ordre ecclésiastique, papes et évêques. C’est tout à fait le goût d’aujourd’hui. Il est pourtant vrai que les personnes d’un certain ordre ne se permettent ces insultes et ces hauteurs que dans les conversations, et que tout ce qui en transpire dans le public ne vient que de la part de quelques petits auteurs ténébreux et anonymes, jeunes même et licencieux.

Je ne connais rien de plus noble que votre facilité à vous prêter à tous ces tempéraments, et d’aller même au delà du besoin absolu. J’en abuserai peut-être si je prends la liberté de vous proposer encore un petit scrupule qui vous prouvera pourtant mon impartialité parfaite, et que je ne suis prévenu sur rien, excepté en votre faveur.

Parmi les correctifs que vous me faites l’honneur de me communiquer, il y en a un qui dit : « Le schisme des Grecs fut surtout pernicieux en ce que les troubles ne furent plus apaisés chez eux par l’autorité de l’Église d’Occident. » Ce n’est pas avec les Papes que ces paroles-ci pourraient vous brouiller, mais avec le Clergé de France. Je passe peut-être le but, et mon observation est trop raffinée. Si vous disiez : « par l’autorité de l’Église », tout court, vous ne vous brouilleriez sûrement avec personne ; au lieu qu’en disant « l’Église d’Occident », vous semblez donner au Pape l’infaillibilité, qu’on lui conteste dans ce pays-ci ; car il me semble qu’il n’y a pas de milieu entre les deux sentiments qui donnent l’autorité infaillible, l’un à l’Église universelle, l’autre au Pape. Or, lorsque vous mettez cette autorité dans l’Église d’Occident, vous excluez celle d’Orient, et par conséquent l’Universalité. Vous sentez bien que l’Église d’Occident ne peut s’attribuer d’autorité sur celle d’Orient qu’à raison du Pape, et que c’est même là ce que vous voulez dire. Voilà de la subtilité théologique. Mais admirez mon impartialité ; car, moi qui ai l’honneur de vous parler, je crois en mon particulier à l’infaillibilité du Pape. Cependant, comme je sais que ce n’est pas une doctrine obligée, et qu’en France les catholiques pensent la plupart autrement, je me crois obligé par une certaine équité de vous en avertir, pour répondre à la confiance dont vous voulez m’honorer.

Je trouve extrêmement sage la suppression des excommunications ; vous allez à votre but indépendamment de tout cela.

Pour ce qui est de vos feuilles, si elles doivent bientôt revenir correctes, je les attendrai ; sinon je pourrai toujours relire, pour me bien remplir du système et de l’esprit de l’ouvrage, parce qu’en effet je ne saurais faire à mon gré un pareil extrait sans savoir presque par cœur un ouvrage si quintessencié, si exquis. Je vous avouerai que, dans les sujets qui en valent la peine et qui m’intéressent, je ne saurais écrire un mot que je n’aie à chaque instant le total et le détail même de l’ouvrage actuellement dans l’esprit, comme si je le lisais. Je vous dirais ce que je sens tous les jours en écrivant, si je vous disais qu’il faut que de chaque point de l’ouvrage il parte un rayon qui vienne aboutir au bout de ma plume.

Je sens que votre plume, dans la composition de votre ouvrage, a été à chaque instant dans le concours précis de pareils rayons émanés de tous les points de l’histoire romaine, que vous deviez avoir à chaque instant toute distinctement présente à votre esprit. Voilà une géométrie bien alambiquée ; je m’entends pourtant, et je me flatte même que vous m’entendez.

Je suis avec un respect infini, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

CASTEL Je

Vendredi au soir (1734 ?).

1 Cette lettre est tirée des Mémoires et correspondances inédits (1726, 1816), publiés par Charles Nisard. Paris, 1858, in-12.

2 Le père Castel, jésuite, a été un des amis les plus chers de Montesquieu ; c’est lui que le Président demanda dans sa dernière maladie. Il le consultait sur ses écrits, pour éviter les difficultés avec le clergé. Cette lettre, qui a pour objet les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, est aussi curieuse par les détails qu’elle nous donne sur le livre, que par ce qu’elle nous apprend de la docilité et de la modestie de Montesquieu.

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