FRAGMENT D’UN ANCIEN MYTHOLOGISTE.

« Dans une île près des Orcades, il naquit un enfant, qui avait pour père Éole, dieu des vents, et pour mère une nymphe de Calédonie. 1 On dit de lui qu’il apprit tout seul à compter avec ses doigts ; et que, dès l’âge de quatre ans, il distinguait si parfaitement les métaux, que sa mère ayant voulu lui donner une bague de laiton au lieu d’une d’or, il reconnut la tromperie, et la jeta par terre.

« Dès qu’il fut grand, son père lui apprit le secret d’enfermer les vents dans des outres, qu’il vendait ensuite à tous les voyageurs : mais, comme la marchandise n’était pas fort prisée dans son pays, il le quitta, et se mit à courir le monde, en compagnie de l’aveugle dieu du hasard.

« Il apprit, dans ses voyages, que, dans la Bétique, 2 l’or reluisait de toutes parts ; cela fit qu’il y précipita ses pas. Il y fut fort mal reçu de Saturne, qui régnait pour lors : mais ce dieu ayant quitté la terre, il s’avisa d’aller dans tous les carrefours, où il criait sans cesse d’une voix rauque : Peuples de Bétique, vous croyez être riches, parce que vous avez de l’or et de l’argent ! votre erreur me fait pitié. Croyez-moi : quittez le pays des vils métaux ; venez dans l’empire de l’imagination, et je vous promets des richesses qui vous étonneront vous-mêmes. Aussitôt il ouvrit une grande partie des outres qu’il avait apportées, et il distribua de sa marchandise à qui en voulut.

« Le lendemain il revint dans les mêmes carrefours, et il s’écria : Peuples de Bétique, voulez-vous être riches ? Imaginez-vous que je le suis beaucoup et que vous l’êtes beaucoup aussi : mettez-vous tous les matins dans l’esprit que votre fortune a doublé pendant la nuit : levez-vous ensuite ; et, si vous avez des créanciers, allez les payer de ce que vous aurez imaginé ; et dites-leur d’imaginer à leur tour.

« Il reparut quelques jours après, et il parla ainsi : Peuples de Bétique, je vois bien que votre imagination n’est pas si vive que les premiers jours ; laissez-vous conduire à la mienne : je mettrai tous les matins devant vos yeux un écriteau, qui sera pour vous la source des richesses ; vous n’y verrez que quatre paroles, 3 mais elles seront bien significatives, car elles régleront la dot de vos femmes, la légitime de vos enfants, le nombre de vos domestiques. Et, quant à vous, dit-il à ceux de la troupe qui étaient le plus près de lui ; quant à vous, mes chers enfants (je puis vous appeler de ce nom, car vous avez reçu de moi une seconde naissance), mon écriteau décidera de la magnificence de vos équipages, de la somptuosité de vos festins, du nombre et de la pension de vos maîtresses.

« A quelques jours de là, il arriva dans le carrefour, tout essoufflé, et, transporté de colère, il s’écria : Peuples de Bétique, je vous avais conseillé d’imaginer, et je vois que vous ne le faites pas : eh bien, à présent je vous l’ordonne. Là-dessus il les quitta brusquement : mais la réflexion le rappela sur ses pas. J’apprends que quelques-uns de vous sont assez détestables pour conserver leur or et leur argent. Encore passe pour l’argent ; mais, pour de l’or... pour de l’or... Ah ! cela me met dans une indignation !... Je jure, par mes outres sacrées, que, s’ils ne viennent me l’apporter, je les punirai sévèrement. 4 Puis il ajouta, d’un air tout à fait persuasif : Croyez-vous que ce soit pour garder ces misérables métaux, que je vous les demande ? Une marque de ma candeur, c’est que, lorsque vous me les apportâtes, il y a quelques jours, je vous en rendis sur-le-champ la moitié. 5

« Le lendemain, on l’aperçut de loin, et on le vit s’insinuer avec une voix douce et flatteuse : Peuples de Bétique, j’apprends que vous avez une partie de vos trésors dans les pays étrangers : je vous prie, faites-les-moi venir ; 6 vous me ferez plaisir, et je vous en aurai une reconnaissance éternelle.

« Le fils d’Éole parlait à des gens qui n’avaient pas grande envie de rire ; ils ne purent pourtant s’en empêcher : ce qui fit qu’il s’en retourna bien confus. Mais, reprenant courage, il hasarda encore une petite prière. Je sais que vous avez des pierres précieuses : au nom de Jupiter, défaites-vous-en ; rien ne vous appauvrit comme ces sortes de choses ; défaites-vous-en, vous dis-je. 7 Si vous ne le pouvez pas par vous-mêmes, je vous donnerai des hommes d’affaires excellents. Que de richesses vont couler chez vous, si vous faites ce que je vous conseille ! Oui, je vous promets tout ce qu’il y a de plus pur dans mes outres.

« Enfin, il monta sur un tréteau ; et, prenant une voix plus assurée, il dit : Peuples de Bétique, j’ai comparé l’heureux état dans lequel vous êtes, avec celui où je vous trouvai lorsque j’arrivai ici ; je vous vois le plus riche peuple de la terre : mais, pour achever votre fortune, souffrez que je vous ôte la moitié de vos biens. 8 A ces mots, d’une aile légère, le fils d’Éole disparut, et laissa ses auditeurs dans une consternation inexprimable ; ce qui fit qu’il revint le lendemain, et parla ainsi : Je m’aperçus hier que mon discours vous déplut extrêmement. Eh bien ! prenez que je ne vous aie rien dit. Il est vrai ; la moitié, c’est trop. Il n’y a qu’à prendre d’autres expédients, pour arriver au but que je me suis proposé. Assemblons nos richesses dans un même endroit ; nous le pouvons facilement, car elles ne tiennent pas un gros volume. Aussitôt il en disparut les trois quarts. 9  »

De Paris, le 9 de la lune de chahban, 1720.

a A. C. Où je prouve.

b A. C. Où je prouve.

c A. C. Recherchée par les Romains.

1 Law, l’Écossais. Toute cette allégorie est la satire du Système. Conf. Esprit des lois, XXII, 10.

2 La France.

3 Le cours des actions,

4 On avait ordonné de porter toutes les espèces à la Banque.

5 A l’origine on remboursait les billets, moitié en papier, moitié en espèces.

6 Ordonnance du roi du 20 juin 1720. Mémoires de Mathieu Marais, t.1, p. 315.

7 Arrêt du 4 juillet 1720. Mémoires de Mathieu Marais, t. I, p. 315.

8 Mémoires de Mathieu Marais, t. I, p. 387.

9 Arrêt du 15 septembre 1720. Mémoires de Mathieu Marais, t.1, p. 432.

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