LETTRE D’UN MEDECIN DE PROVINCE A UN MÉDECIN DE PARIS.

« Il y avait, dans notre ville, un malade qui ne dormait point depuis trente-cinq jours. Son médecin lui ordonna l’opium : mais il ne pouvait se résoudre à le prendre ; et il avait la coupe à la main, qu’il était plus indéterminé que jamais. Enfin, il dit à son médecin : Monsieur, je vous demande quartier seulement jusqu’à demain : je connais un homme qui n’exerce pas la médecine, mais qui a chez lui un nombre innombrable de remèdes contre l’insomnie ; souffrez que je l’envoie quérir : et, si je ne dors pas cette nuit, je vous promets que je reviendrai à vous. Le médecin congédié, le malade fit fermer les rideaux, et dit à un petit laquais : Tiens, va-t’en chez M. Anis, et dis-lui qu’il vienne me parler. M. Anis arrive. Mon cher monsieur Anis, je me meurs ; je ne puis dormir : n’auriez-vous point, dans votre boutique, la C. du G.. ! 2 ou bien quelque livre de dévotion composé par un R. P. J. c que vous n’ayez pas pu vendre ? car souvent les remèdes les plus gardés sont les meilleurs. Monsieur, dit le libraire, j’ai chez moi la Cour sainte du père Caussin, 3 en six volumes, à votre service ; je vais vous l’envoyer ; je souhaite que vous vous en trouviez bien. Si vous voulez les œuvres du révérend père Rodriguès, jésuite espagnol, ne vous en faites faute. Mais, croyez-moi, tenons-nous-en au père Caussin ; j’espère, avec l’aide de Dieu, qu’une période du père Caussin vous fera autant d’effet qu’un feuillet tout entier de la C. du G. Là-dessus, M. Anis sortit, et courut chercher le remède à sa boutique. La Cour sainte arrive ; on en secoue la poudre ; le fils du malade, jeune écolier, commence à la lire : il en sentit le premier l’effet ; à la seconde page, il ne prononçait plus que d’une voix mal articulée, et déjà toute la compagnie se sentait affaiblie ; un instant après, tout ronfla, excepté le malade, qui, après avoir été longtemps éprouvé, s’assoupit à la fin.

« Le médecin arrive de grand matin. Eh bien, a-t-on pris mon opium ? On ne lui répond rien : la femme, la fille, le petit garçon, tous transportés de joie, lui montrent le père Caussin. Il demande ce que c’est ; on lui dit : Vive le père Caussin ; il faut l’envoyer relier. Qui l’eût dit ? qui l’eût cru ? c’est un miracle. Tenez, monsieur, voyez donc le père Caussin ; c’est ce volume-là qui a fait dormir mon père. Et là-dessus, on lui expliqua la chose comme elle s’était passée. 4  »

a A. C. Cette concession que tu me fais, n’empêche pas.

b A. C. Jusqu’à ce que quelque puissance invisible.

1 L’auteur, dans le manuscrit qu’il avait confié, de son vivant, aux libraires, a jugé à propos de faire des retranchements. On n’a pas cru devoir en priver le lecteur, qui les trouvera ici en notes. d

Il y a bien des choses que je n’entends pas : mais toi, qui es médecin, tu dois entendre le langage de tes confrères.

d C’est dans l’édition de 1758 que pour la première fois on a mis en note la lettre d’un médecin de province.

2 La Connaissance du globe, suivant les anciens éditeurs.

c A. C. Révérend père jésuite.

3 Le P. Caussin, jésuite, né à Troyes, confesseur de Louis XIII, exilé par Richelieu. Mémoires de Mathieu Marais, t. II, p. 432.

4 Voyez la note 1 de la page précédente.

Le médecin était un homme subtil, rempli des mystères de la cabale, et de la puissance des paroles et des esprits : cela le frappa ; et, après plusieurs réflexions, il résolut de changer absolument sa pratique. Voilà un fait bien singulier ! disait-il. Je tiens une expérience : il faut la pousser plus loin. Eh ! pourquoi un esprit ne pourrait-il pas transmettre à son ouvrage les mêmes qualités qu’il a lui-même ? Ne le voyons-nous pas tous les jours ? Au moins, cela vaut-il bien la peine de l’essayer. Je suis las des apothicaires ; leurs sirops, leurs juleps, et toutes les drogues galéniques ruinent les malades et leur santé. Changeons de méthode ; éprouvons la vertu des esprits. Sur cette idée, il dressa une nouvelle pharmacie, comme vous allez voir par la description que je vous vais faire des principaux remèdes qu’il mit en pratique.

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