LETTRE CIII.

USBEK AU MÊME.

Pour suivre l’idée de ma dernière lettre, voici, à peu près, ce que me disait l’autre jour un Européen assez sensé.

« Le plus mauvais parti que les princes d’Asie aient pu prendre, c’est de se cacher comme ils font. Ils veulent se rendre plus respectables ; mais ils font respecter la royauté, et non pas le roi ; et attachent l’esprit des sujets à un certain trône, et non pas à une certaine personne.

« Cette puissance invisible, qui gouverne, est toujours la même pour le peuple. Quoique dix rois, qu’il ne connaît que de nom, se soient égorgés l’un après l’autre, il ne sent aucune différence : c’est comme s’il avait été gouverné successivement par des esprits.

« Si le détestable parricide de notre grand roi Henri IV, avait porté ce coup sur un roi des Indes ; maître du sceau royal, et d’un trésor immense qui aurait semblé amassé pour lui, il aurait pris tranquillement les rênes de l’empire, sans qu’un seul homme eût pensé à réclamer son roi, sa famille et ses enfants.

« On s’étonne de ce qu’il n’y a presque jamais de changement dans le gouvernement des princes d’Orient : d’où vient cela, si ce n’est de ce qu’il est tyrannique et affreux ?

« Les changements ne peuvent être faits que par le prince, ou par le peuple : mais, là, les princes n’ont garde d’en faire ; parce que, dans un si haut degré de puissance, ils ont tout ce qu’ils peuvent avoir : s’ils changeaient quelque chose, ce ne pourrait être qu’à leur préjudice.

« Quant aux sujets, si quelqu’un d’eux forme quelque résolution, il ne saurait l’exécuter sur l’État ; il faudrait qu’il contre-balançât tout à coup une puissance redoutable et toujours unique ; le temps lui manque, comme les moyens : mais il n’a qu’à aller à la source de ce pouvoir ; et il ne lui faut qu’un bras et qu’un instant.

« Le meurtrier monte sur le trône, pendant que le monarque en descend, tombe et va expirer à ses pieds.

« Un mécontent, en Europe, songe à entretenir quelque intelligence secrète, à se jeter chez les ennemis, à se saisir de quelque place, à exciter quelques vains murmures parmi les sujets. Un mécontent, en Asie, va droit au prince, étonne, frappe, renverse : il en efface jusqu’à l’idée ; dans un instant l’esclave et le maître ; dans un instant, usurpateur et légitime. »

Malheureux le roi qui n’a qu’une tête ! Il semble ne réunir sur elle toute sa puissance, que pour indiquer au premier ambitieux l’endroit où il la trouvera tout entière.

De Paris, le 17 de la lune de rébiab 2, 1717.

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