LETTRE CXI. 1

USBEK A ***.

Le règne du feu roi a été si long, que la fin en avait fait oublier le commencement. C’est aujourd’hui la mode de ne s’occuper que des événements arrivés dans sa minorité ; et on ne lit plus que les mémoires de ces temps-là.

Voici le discours qu’un des généraux de la ville de Paris 2 prononça dans un conseil de guerre : et j’avoue que je n’y comprends pas grand’chose :

« Messieurs, quoique nos troupes aient été repoussées avec perte, je crois qu’il nous sera facile de réparer cet échec. J’ai six couplets de chanson tout prêts à mettre au jour, qui, je m’assure, remettront toutes choses dans l’équilibre. J’ai fait choix de quelques voix très-nettes, qui, sortant de la cavité de certaines poitrines très-fortes, émouvront merveilleusement le peuple. Ils sont sur un air qui a fait, jusqu’à présent, un effet tout particulier.

« Si cela ne suffit pas, nous ferons paraître une estampe qui fera voir Mazarin pendu.

« Par bonheur pour nous, il ne parle pas bien français ; et il l’écorche tellement, qu’il n’est pas possible que ses affaires ne déclinent. Nous ne manquons pas de faire bien remarquer au peuple le ton ridicule dont il prononce. 3 Nous relevâmes, il y a quelques jours, une faute de grammaire si grossière, qu’on en fit des farces par tous les carrefours.

« J’espère qu’avant qu’il soit huit jours, le peuple fera, du nom de Mazarin, un mot générique, pour exprimer toutes les bêtes de somme, et celles qui servent à tirer.

« Depuis notre défaite, a notre musique l’a si furieusement vexé sur le péché originel, que, pour ne pas voir ses partisans réduits à la moitié, il a été obligé de renvoyer tous ses pages.

« Ranimez-vous donc ; reprenez courage, et soyez sûrs que nous lui ferons repasser les monts à coups de sifflets. »

De Paris, le 4 de la lune de chahban, 1718.

1 J’emprunte à l’édition de M. André Lefèvre la note suivante :

Cette lettre se trouve déjà en grande partie dans la 2e édition de Cologne, 1721, chez P. Marteau (nº LVIII), avec une adresse et une date différente. En voici le début et les variantes :

RICA A A ***.

Le peuple est un animal qui voit et qui entend, mais qui ne pense jamais. Il est dans une léthargie ou dans une fougue surprenante ; et il va et vient sans cesse d’un de ces états à l’autre, sans savoir jamais d’où il est parti.

J’ai oui parler en France d’un certain gouverneur de Normandie qui, voulant se rendre plus considérable à la cour, excitait lui-même de temps en temps quelques séditions qu’il apaisait aussitôt. Il avoua depuis que la plus forte sédition ne lui coûta, tout compte fait, qu’un demi-toman. ll faisait assembler quelques canailles dans un cabaret qui donnait le ton à toute la ville, et ensuite à toute la province.

Cela me fait ressouvenir d’une lettre qu’écrivit dans les derniers troubles de Paris un des généraux de cette ville, à un de ses amis.

Je fis sortir, il y a trois jours, les troupes de la ville, mais elles furent repoussées avec perte. Je compte pourtant que je réparerai facilement cet échec ; j’ai six couplets, etc...

Si cela ne suffit pas, il a été résolu en conseil de faire paraître une estampe qui fera voir Mazarin pendu, et pour peu que la conjoncture le demande, nous aurons la ressource d’ordonner au graveur de le rouer...

Jugez après cela si le peuple a tort de s’animer, et de faire du nom de Mazarin un mot générique, etc.

De Paris, le 9 de la lune de zilcadé, 1715,

2 On prétend que Montesquieu désigne ici Charles de Mouchi d’Hocquincourt, fait maréchal de France en 1631. Il faut avouer que la plaisanterie vient un peu tard.

3 Le cardinal Mazarin, voulant prononcer l’arrêt d’union, dit devant les députés du parlement l’arrêt d’ognon, de quoi le peuple fit force plaisanteries. (M.) (Note de la seconde édition, Cologne, 1721.)

a Depuis notre défaite n’est pas dans la première édition.

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