LETTRE CXV.

USBEK AU MÊME.

Les Romains n’avaient pas moins d’esclaves que nous ; ils en avaient même plus ; mais ils en faisaient un meilleur usage.

Bien loin d’empêcher, par des voies forcées, la multiplication de ces esclaves, ils la favorisaient, au contraire, de tout leur pouvoir ; ils les associaient le plus qu’ils pouvaient par des espèces de mariages ; par ce moyen, ils remplissaient leurs maisons de domestiques de tous les sexes, de tous les âges ; et l’État, d’un peuple innombrable.

Ces enfants, qui faisaient à la longue la richesse d’un maître, naissaient sans nombre autour de lui ; il était seul chargé de leur nourriture et de leur éducation ; les pères, libres de ce fardeau, suivaient uniquement le penchant de la nature et multipliaient sans craindre une trop nombreuse famille.

Je t’ai dit que, parmi nous, tous les esclaves sont occupés à garder nos femmes, et à rien de plus ; qu’ils sont, à l’égard de l’État, dans une perpétuelle léthargie ; de manière qu’il faut restreindre à quelques hommes libres, à quelques chefs de famille, la culture des arts et des terres, lesquels même s’y donnent le moins qu’ils peuvent.

Il n’en était pas de même chez les Romains. La république se servait, avec un avantage infini, de ce peuple d’esclaves. Chacun d’eux avait son pécule, qu’il possédait aux conditions que son maître lui imposait ; avec ce pécule, il travaillait et se tournait du côté où le portait son industrie. Celui-ci faisait la banque ; celui-là se donnait au commerce de la mer ; l’un vendait des marchandises en détail ; l’autre s’appliquait à quelque art mécanique, ou bien affermait et faisait valoir des terres ; mais il n’y en avait aucun qui ne s’attachât de tout son pouvoir à faire profiter ce pécule, qui lui procurait en même temps l’aisance dans la servitude présente, et l’espérance d’une liberté future ; cela faisait un peuple laborieux, animait les arts et l’industrie.

Ces esclaves, devenus riches par leurs soins et leur travail, se faisaient affranchir et devenaient citoyens. La république se réparait sans cesse, et recevait dans son sein de nouvelles familles, à mesure que les anciennes se détruisaient.

J’aurai peut-être, dans mes lettres suivantes, occasion de te prouver que plus il y a d’hommes dans un État, plus le commerce y fleurit ; je prouverai aussi facilement que plus le commerce y fleurit, plus le nombre des hommes y augmente ; ces deux choses s’entr’aident et se favorisent nécessairement.

Si cela est, combien ce nombre prodigieux d’esclaves, toujours laborieux, devait-il s’accroître et s’augmenter ? L’industrie et l’abondance les faisaient naître ; et eux, de leur côté, faisaient naître l’abondance et l’industrie.

De Paris, le 16 de la lune de chahban, 1718.

Share on Twitter Share on Facebook