LETTRE CXXVI.

RICA A USBEK.

A ***.

Je t’attends ici demain : cependant je t’envoie tes lettres d’Ispahan. Les miennes portent que l’ambassadeur du Grand Mogol a reçu ordre de sortir du royaume. 1 On ajoute qu’on a fait arrêter le prince, oncle du roi, qui est chargé de son éducation ; 2 qu’on l’a fait conduire dans un château, où il est très-étroitement gardé, et qu’on l’a privé de tous ses honneurs. Je suis touché du sort de ce prince, et je le plains.

Je te l’avoue, Usbek, je n’ai jamais vu couler les larmes de personne sans en être attendri : je sens de l’humanité pour les malheureux, comme s’il n’y avait qu’eux qui fussent hommes ; et les grands même, pour lesquels je trouve dans mon cœur de la dureté quand ils sont élevés, je les aime sitôt qu’ils tombent.

En effet, qu’ont-ils à faire dans la prospérité d’une inutile tendresse ? elle approche trop de l’égalité. Ils aiment bien mieux du respect, qui ne demande pas de retour. Mais, sitôt qu’ils sont déchus de leur grandeur, il n’y a que nos plaintes qui puissent leur en rappeler l’idée.

Je trouve quelque chose de bien naïf, et même de bien grand, dans les paroles d’un prince, qui, près de tomber entre les mains de ses ennemis, voyant ses courtisans autour de lui qui pleuraient : Je sens, leur dit-il, à vos larmes, que je suis encore votre roi.

De Paris, le 3 de la lune de chalval, 1718.

1 Le Grand Mogol est ici le roi d’Espagne, et son ambassadeur est le prince de Cellamare, arrêté le 8 décembre 1718. Mémoires de Mathieu Marais, t. I, p. 239.

2 Le duc du Maine. L’édition A. dit, par erreur sans doute : Qui est chagrin de son éducation.

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