LETTRE CXXXVII.

RICA AU MÊME.

Le lendemain, il me mena dans un autre cabinet. Ce sont ici les poëtes, me dit-il, c’est-à-dire ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au bon sens, et d’accabler la raison sous les agréments, comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs ornements et leurs parures. 1 Vous les connaissez ; ils ne sont pas rares chez les Orientaux, où le soleil plus ardent semble échauffer les imaginations mêmes. a

Voilà les poëmes épiques. Eh ! qu’est-ce que les poëmes épiques ? En vérité, me dit-il, je n’en sais rien ; les connaisseurs disent qu’on n’en a jamais fait que deux, 2 et que les autres, qu’on donne sous ce nom, ne le sont point ; c’est aussi ce que je ne sais pas. Ils disent, de plus, qu’il est impossible d’en faire de nouveaux ; et cela est encore plus surprenant. 3

Voici les poètes dramatiques, qui, selon moi, sont les poètes par excellence, et les maîtres des passions. Il y en a de deux sortes : les comiques, qui nous remuent si doucement ; et les tragiques, qui nous troublent et nous agitent avec tant de violence.

Voici les lyriques, que je méprise autant que j’estime les autres, b et qui font de leur art une harmonieuse extravagance.

On voit ensuite les auteurs des idylles et des églogues, qui plaisent, même aux gens de cour, par l’idée qu’ils leur donnent d’une certaine tranquillité qu’ils n’ont pas, et qu’ils leur montrent dans la condition des bergers.

De tous les auteurs que nous avons vus, voici les plus dangereux : ce sont ceux qui aiguisent les épigrammes, qui sont de petites flèches déliées, qui font une plaie profonde et inaccessible aux remèdes.

Vous voyez ici les romans, dont les auteurs sont des espèces de poètes, c et qui outrent également le langage de l’esprit et celui du cœur ; ils passent leur vie à chercher la nature, et la manquent toujours ; leurs héros y sont d aussi étrangers que les dragons ailés et les hippocentaures.

J’ai vu, lui dis-je, quelques-uns de vos romans, et, si vous voyiez les nôtres, vous en seriez encore plus choqué. Ils sont aussi peu naturels, et d’ailleurs extrêmement gênés par nos mœurs ; il faut dix années de passion avant qu’un amant ait pu voir seulement le visage de sa maîtresse. Cependant les auteurs sont forcés de faire passer les lecteurs dans ces ennuyeux préliminaires. Or, il est impossible que les incidents soient variés ; on a recours à un artifice pire que le mal même qu’on veut guérir ; c’est aux prodiges. Je suis sûr que vous ne trouverez pas bon qu’une magicienne fasse sortir une armée de dessous terre ; qu’un héros, lui seul, en détruise une de cent mille hommes. Cependant, voilà nos romans ; ces aventures froides et souvent répétées nous font languir, et ces prodiges extravagants nous révoltent.

De Paris, le 6 de la lune de chalval, 1719.

1 Pascal, dans ses Pensées, parle de la poésie à peu près comme Montesquieu, et n’y voit que des mots vides de sens, comme fatal laurier, bel astre, etc., qu’on appelle des beautés poétiques. Voltaire en conclut seulement que Pascal parlait de ce qu’il ne connaissait pas ; et c’est, je crois, la seule fois qu’il ait eu raison contre Pascal. Il fut bien plus en colére contre Montesquieu, qui pourtant avait excepté nommément les poètes dramatiques du mépris qu’il témoignait pour tous les autres. Cela ne suffisait pas, comme de raison, pour apaiser l’auteur de la Henriade, et, quand on lui reprochait les traits qu’il lançait contre Montesquieu, il se contentait de répondre : « Il est coupable de lèse-poésie, » et l’on avouera que c’était un crime que Voltaire ne pouvait guère pardonner. (LA HARPE.)

a Mêmes manque dans A. et dans C.

2 L’Iliade et l’Énéide.

3 M. Meyer, Études de critique ancienne et moderne, Paris, 1850, a vu dans celte phrase une épigramme anticipée contre la Henriade, déjà commencée, et circulant en manuscrit. Montesquieu n’a jamais eu de goût ni pour Voltaire, ni pour la poésie ; il n’est pas impossible qu’il ait fait allusion au poème de la Ligue, premier nom de la Henriade.

b A. C. Autant que je fais cas des autres.

c A. C. et l’édition de 1754 lisent : Vous voyez ici les romans qui sont des espèces de poëtes, etc. Montesquieu se serait donc servi du mot de romans comme synonyme de romanciers. J’ai peine à admettre ce sens insolite qui a été défendu par quelques bons éditeurs modernes. Voyez cependant inf., lettre CXLI : « Elle aime la lecture des poëtes et des romans. »

d A. C. Et qui font des héros qui y sont, etc.

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