LETTRE XCVII.

USBEK A HASSEIN, DERVIS DE LA MONTAGNE DE IAHON.

O toi, sage dervis, dont l’esprit curieux brille de tant de connaissances, écoute ce que je vais te dire. a

Il y a ici des philosophes, qui, à la vérité, n’ont point atteint jusqu’au faîte de la sagesse orientale : ils n’ont point été ravis jusqu’au trône lumineux : ils n’ont, ni entendu les paroles ineffables dont les concerts des anges retentissent, ni senti les formidables accès d’une fureur divine ; mais, laissés à eux-mêmes, privés des saintes merveilles, ils suivent, dans le silence, les traces de la raison humaine.

Tu ne saurais croire jusqu’où ce guide les a conduits. Ils ont débrouillé le chaos, et ont expliqué, par une mécanique simple, l’ordre de l’architecture divine. L’auteur de la nature a donné du mouvement à la matière : il n’en a pas fallu davantage pour produire cette prodigieuse variété d’effets que nous voyons dans l’univers. 1

Que les législateurs ordinaires nous proposent des lois, pour régler les sociétés des hommes ; des lois aussi sujettes au changement, que l’esprit de ceux qui les proposent, et des peuples qui les observent : ceux-ci ne nous parlent que des lois générales, immuables, éternelles, qui s’observent sans aucune exception, avec un ordre, une régularité et une promptitude infinie, dans l’immensité des espaces.

Et que crois-tu, homme divin, que soient ces lois ? Tu t’imagines peut-être qu’entrant dans le conseil de l’Éternel, tu vas être étonné par la sublimité des mystères : tu renonces par avance à comprendre ; tu ne te proposes que d’admirer.

Mais tu changeras bientôt de pensée : elles n’éblouissent point par un faux respect : leur simplicité les a fait longtemps méconnaître ; et ce n’est qu’après bien des réflexions, qu’on en a vu b toute la fécondité et toute l’étendue.

La première est que tout corps tend à décrire une ligne droite, à moins qu’il ne rencontre quelque obstacle qui l’en détourne ; et la seconde, qui n’en est qu’une suite, c’est que tout corps qui tourne autour d’un centre, tend à s’en éloigner ; parce que plus il en est loin, plus la ligne qu’il décrit approche de la ligne droite.

Voilà, sublime dervis, la clef de la nature : voilà des principes féconds, dont on tire des conséquences à perte de vue. c

La connaissance de cinq ou six vérités a rendu leur philosophie pleine de miracles, et leur a fait faire presque autant de prodiges d et de merveilles, que tout ce qu’on nous raconte de nos saints prophètes.

Car enfin, je suis persuadé qu’il n’y a aucun de nos docteurs qui n’eût été embarrassé, si on lui eût dit de peser, dans une balance, tout l’air qui est autour de la terre, ou de mesurer toute l’eau qui tombe chaque année sur sa surface ; et qui n’eût pensé plus de quatre fois, avant de dire combien de lieues le son fait dans une heure ; quel temps un rayon de lumière emploie à venir du soleil à nous ; combien de toises il y a d’ici à Saturne ; quelle est la courbe selon laquelle un vaisseau doit être taillé, pour être le meilleur voilier qu’il soit possible. e

Peut-être que si quelque homme divin avait orné les ouvrages de ces philosophes de paroles hautes et sublimes ; s’il y avait mêlé des figures hardies et des allégories mystérieuses, il aurait fait un bel ouvrage, qui n’aurait cédé qu’au saint Alcoran.

Cependant, s’il te faut dire ce que je pense, je ne m’accommode guère du style figuré. Il y a, dans notre Alcoran, un grand nombre de petites choses, f qui me paraissent toujours telles, quoiqu’elles soient relevées par la force et la vie de l’expression. Il semble d’abord que les livres inspirés ne sont que les idées divines rendues en langage humain : au contraire, dans notre Alcoran, on trouve souvent le langage de Dieu g et les idées des hommes ; comme si, par un admirable caprice, Dieu y avait dicté les paroles, et que l’homme eût fourni les pensées.

Tu diras peut-être que je parle trop librement de ce qu’il y a de plus saint parmi nous ; tu croiras que c’est le fruit de l’indépendance où l’on vit dans ce pays. Non ; grâces au ciel, l’esprit n’a pas corrompu le cœur ; et tant que je vivrai, Hali sera mon prophète.

De Paris, le 15 de la lune de chahban, 1716.

a A. C. Ce que je te vais dire.

1 Esprit des lois, I, 1.

b A. C. On en a connu toute, etc.

c A. C. A perte de vue, comme je te le ferai voir dans une lettre particulière.

d A. C. Leur a fait faire plus de prodiges.

e A. C. Qu’il est possible.

f A. De choses puériles.

g A. C. Au contraire, dans nos livres saints, on trouve le langage de Dieu.

Share on Twitter Share on Facebook