LETTRE XXXV.

USBEK A GEMCHID, SON COUSIN

DERVIS DU BRILLANT MONASTÈRE DE TAURIS.

Que penses-tu des chrétiens, sublime dervis ? Crois-tu qu’au jour du jugement ils seront, comme les infidèles Turcs, qui serviront d’ânes aux Juifs, et les mèneront au grand trot en enfer ? a Je sais bien qu’ils n’iront point dans le séjour des prophètes, et que le grand Hali n’est point venu pour eux. Mais, parce qu’ils n’ont pas été assez heureux pour trouver des mosquées dans leur pays, crois-tu qu’ils soient condamnés à des châtiments éternels ; et que Dieu les punisse pour n’avoir pas pratiqué une religion qu’il ne leur a pas fait connaître ? Je puis te le dire : j’ai souvent examiné ces chrétiens ; je les ai interrogés, pour voir s’ils avaient quelque idée du grand Hali, qui était le plus beau de tous les hommes : 1 j’ai trouvé qu’ils n’en avaient jamais ouï parler.

Ils ne ressemblent point à ces infidèles que nos saints prophètes faisaient passer au fil de l’épée, parce qu’ils refusaient de croire aux miracles du ciel : ils sont plutôt comme ces malheureux qui vivaient dans les ténèbres de l’idolâtrie, avant que la divine lumière vînt éclairer le visage de notre grand prophète.

D’ailleurs, si l’on examine de près leur religion, on y trouvera comme une semence de nos dogmes. J’ai souvent admiré les secrets de la Providence, qui semble les avoir voulu préparer par là à la conversion générale. J’ai ouï parler d’un livre de leurs docteurs, intitulé la Polygamie triomphante, dans lequel il est prouvé que la polygamie est ordonnée aux chrétiens. 2 Leur baptême est l’image de nos ablutions légales ; et les chrétiens n’errent que dans l’efficacité qu’ils donnent à cette première ablution, qu’ils croient devoir suffire pour toutes les autres. Leurs prêtres et leurs moines prient, comme nous, sept fois le jour. Ils espèrent de jouir d’un paradis, où ils goûteront mille délices, par le moyen de la résurrection des corps. Ils ont, comme nous, des jeûnes marqués, des mortifications avec lesquelles ils espèrent fléchir la miséricorde divine. Ils rendent un culte aux bons anges, et se méfient des mauvais. Ils ont une sainte crédulité pour les miracles que Dieu opère par le ministère de ses serviteurs. Ils reconnaissent, comme nous, l’insuffisance de leurs mérites, et le besoin qu’ils ont d’un intercesseur auprès de Dieu. Je vois partout le mahométisme, quoique je n’y trouve point Mahomet. On a beau faire, la vérité s’échappe, et perce toujours les ténèbres qui l’environnent. Il viendra un jour où l’Éternel ne verra sur la terre que de vrais croyants. Le temps, qui consume tout, détruira les erreurs même. Tous les hommes seront étonnés de se voir sous le même étendard : tout, jusqu’à la loi, sera consommé ; les divins exemplaires seront enlevés de la terre, et portés dans les célestes archives.

De Paris, le 20 de la lune de zilhagé, 1713.

a A. C. Et seront menés par eux au grand trot en enfer.

1 Expression d’un psaume appliquée au Messie.

2 Le livre auquel Usbek fait allusion est intitulé Polygamia triumphatrix, id est discursus politicus de polygamia, auctore Theophilo Aletheo, cum notis Athanasii Vincentii, omnibus anti-polygamis, ubique locorum, terrarum, insularum, pagorum, urbium, modeste et pie opposita. Lundini Scanorum, sumptibus auctoris, post annum 1682, in-4°.

Quoique le titre porte pour lieu d’impression Lund, ville de Suède, l’ouvrage a été certainement imprimé en Hollande, et suivant toute apparence à Amsterdam.

L’auteur y soutient en quatre-vingt-dix thèses, défendues à la façon scolastique, la légitimité et la sainteté de la polygamie, dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Le commentaire alourdit singulièrement ce paradoxe, déjà insoutenable par lui-même ; le tout remplit un volume qui n’a pas moins de 564 pages.

L’auteur est John Lyser ; le nom du commentateur est inconnu. On a prononcé celui de Puffendorf ; mais la chose est peu probable. Puffendorf avait plus d’esprit.

Sur le livre et l’auteur, qui ne méritaient pas la célébrité que leur donne Montesquieu, on peut voir Bayle, Dictionn., art. Jean Lyser, et Œuvres, t. I, p. 256 ; Niceron, Mémoires, t. XXXIX, p. 386 et suiv. ; Brucker, Hist. phil., V, p.768 ; VI, p. 336.

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