Tibère et Louis XI 1

Montesquieu

Tibère et Louis XI s’exilèrent de leur pays avant de parvenir à la suprême puissance. Ils furent tous deux braves dans les combats et timides dans la vie privée. Ils mirent leur gloire dans l’art de dissimuler. Ils établirent une puissance arbitraire. Ils passèrent leur vie dans le trouble et dans les remords, et la finirent dans le secret, le silence et la haine publique.

Mais si l’on examine bien ces deux princes, on sentira d’abord combien l’un était supérieur à l’autre. Tibère cherchait à gouverner les hommes, Louis ne songeait qu’à les tromper. Tibère ne laissa sortir ses vices qu’à mesure qu’il le pouvait faire impunément ; l’autre ne fut jamais le maître des siens. Tibère sut paraître vertueux lorsqu’il fallut qu’il se montrât tel; celui-ci se discrédita dès le premier jour de son règne 2 . Enfin Louis avait de la finesse, Tibère de la profondeur ; on pouvait, avec peu d’esprit, se défendre de Louis; le Romain mettait des ombres devant tous les esprits, et se dérobait à mesure que l’on commençait à le voir.

Louis, qui n’avait pour eux que des caresses fausses et de petites flatteries, gagnait les hommes par leurs propres faiblesses; le Romain, par la supériorité de son génie et une force invincible qui les entraînait. Louis réparait assez heureusement ses imprudences, et le Romain n’en faisait point. Celui-ci laissait toujours dans le même état les choses qui pouvaient y rester, l’autre changeait tout avec une inquiétude et une légèreté qui tenait de la folie.

Quand on veut gouverner les hommes, il ne faut pas les chasser devant soi, il faut les suivre.

Quand on voit un homme actif qui a fait sa fortune, cela vient de ce que des cent mille voies, la plupart fausses qu’il a employées, quelqu’une a réussi ; de là on argumente qu’il sera propre pour les affaires publiques.

Cela n’est pas vrai. Quand on se trompe dans quelque projet pour sa fortune, ce n’est qu’un coup d’épée dans l’eau; mais dans les entreprises de l’État, il n’y a pas de coup d’épée dans l’eau 3 .

1 Ces fragments ont été publiés en 1834 dans le Journal de la Gironde, par un de ses rédacteurs (M. H. Fonfrède ?) En tête sont les lignes suivantes :

« Dans une courte visite que nous avons faite au château de la Brède, M. de Montesquieu a eu l’extrême obligeance de nous communiquer les manuscrits de son illustre aieul, et nous a permis d’en extraire ces fragments inédits. »

Je reproduis le texte d’après l’édition de Montesquieu donnée chez Debure en 1834 par M. Ravenel, préface, p. III.

2 « Louis XI ne vit dans le commencement de son règne que le commencement de sa vengeance, »

« Il lui semblait que pour qu’il vécût, il fallait qu’il fit violence à tous les gens de bien. »

Ces deux pensées, qui faisaient partie de l’Histoire de Louis XI, composée par Montesquieu, ont été publiées par M. Walckenaer dans la Biographie universelle, t. XXIX, p. 520.

3 Ces deux pensées, prises dans les manuscrits de Montesquieu, ont été publiées par la Gironde, à la suite du fragment sur Tibère et Louis XI ; nous n’avons pas voulu les en détacher.

Share on Twitter Share on Facebook