30 Le yacht

Le cœur douloureux de Marguerite cessa de battre. Elle devina, plutôt qu’elle n’entendit, les sentinelles se préparant au combat. Son instinct lui dit que chacune d’elles, le sabre au clair, réunissait ses forces, prête à sauter.

La voix se rapprochait de plus en plus ; dans l’immensité de ces falaises désertes, au milieu du grondement des vagues, il était impossible de se rendre compte de l’endroit où se trouvait le joyeux personnage qui chantait : que Dieu protège le Roi, tandis que lui-même se trouvait en péril de mort. D’abord affaibli, le son devenait de plus en plus clair ; de temps à autre, un petit caillou se détachait, semblait-il, sous le pas ferme du chanteur et s’en allait rouler sur la falaise rocheuse jusqu’à la plage.

Marguerite sentait la vie lui échapper, tandis que la voix se rapprochait, et que le chanteur venait se faire prendre au piège !

À deux pas d’elle, elle perçut distinctement le déclic du fusil de Desgas…

Non ! non ! non ! Oh ! mon Dieu ! cela ne peut être ! mieux vaut que le sang d’Armand retombe sur elle ! mieux vaut être flétrie comme son assassin ! mieux vaut laisser celui qu’elle aime la mépriser et la détester pour cette action, mais, mon Dieu ! mon Dieu ! le sauver à tout prix !

Avec un hurlement sauvage, elle sauta sur ses pieds et s’élança en tournant le roc qui lui avait servi d’appui : elle vit la petite lueur rouge à travers les crevasses de la hutte ; elle courut dans cette direction, et tomba contre le mur de bois qu’elle se mit à marteler de ses poings fermés, avec une frénésie folle, tout en criant :

– Armand ! Armand ! pour l’amour de Dieu, tirez ! votre chef est près d’ici ! il arrive ! il est trahi ! Armand ! Armand ! au nom du Ciel, défendez-vous !

Elle fut saisie à bras le corps et renversée ; elle resta là, pleurant, sans se soucier de ses meurtrissures, criant convulsivement à travers ses sanglots :

– Percy ! mon mari ! enfuyez-vous ! Armand ! Armand ! pourquoi ne tires-tu pas ?

– Que l’un de vous arrête les hurlements de cette femme ! hurla Chauvelin, qui pouvait à peine contenir son désir de la frapper.

On lui jeta quelque chose sur le visage : elle ne pouvait pas respirer et était par force réduite au silence.

L’audacieux chanteur s’était tu également, mis en garde sans doute au milieu du danger qui le menaçait par les appels déchirants de Marguerite. Les hommes avaient bondi sur leurs pieds, les précautions devenaient inutiles, les falaises elles-mêmes se renvoyaient l’écho des hurlements désespérés de la pauvre femme.

Avec un juron qui ne présageait rien de bon pour l’infortunée qui avait osé renverser ses plans les plus chers, Chauvelin avait rapidement commandé :

– Entrez dans la hutte, mes gars, et n’en laissez sortir personne vivant ! La lune avait de nouveau surgi des nuages, l’obscurité de la grève s’en était allée, laissant place une fois de plus à une lumière brillante et argentée. Quelques soldats s’étaient précipités sur la porte, tandis que l’un d’eux gardait la jeune femme.

Le battant était à demi ouvert : l’un des hommes le repoussa ; dans l’intérieur tout était sombre, le petit feu de tisons jetait une faible lueur rouge dans les angles de la cabane. Les soldats s’arrêtèrent à l’entrée comme des automates, attendant de nouveaux ordres.

Chauvelin, qui s’était préparé à une violente riposte de l’intérieur et à une résistance vigoureuse de la part des quatre fugitifs, aidés par l’obscurité, fut paralysé d’étonnement lorsqu’il vit les soldats debout, au port d’armes comme des sentinelles, tandis que pas un son ne sortait de la hutte.

Rempli de pressentiments étranges et angoissants, lui aussi alla jusqu’à la porte et, cherchant à percer les ténèbres d’un coup d’œil, il demanda vivement :

– Qu’est-ce que cela signifie ?

– Je pense, citoyen, que maintenant, il n’y a plus personne là-dedans, répliqua l’un des soldats, sans émotion.

– Vous n’avez pas laissé partir les quatre hommes ? tonna Chauvelin, d’une voix pleine de menaces. Je vous ai ordonné de n’en laisser sortir aucun en vie ! Vite, poursuivez-les ! Vite, dans toutes les directions.

Les hommes, obéissant comme des machines, s’élancèrent sur les pentes rocheuses qui menaient à la plage, les uns à droite, les autres à gauche, tous aussi vite que leurs pieds pouvaient les porter.

– Toi et tes hommes, vous payerez cette bévue de votre vie, citoyen-sergent ! dit durement Chauvelin au sergent qui commandait l’escouade. Et toi aussi, citoyen pour avoir désobéi à mes ordres, ajouta-t-il en se tournant vers Desgas avec fureur.

– Tu nous as ordonné, citoyen, d’attendre jusqu’à ce que le grand Anglais vînt se joindre aux quatre hommes dans la hutte. Personne n’est arrivé, dit le sergent obstiné.

– Mais ne vous ai-je pas ordonné de suite, lorsque la femme a hurlé, de vous élancer à l’intérieur, de ne laisser échapper personne ?

– Mais, citoyen, les quatre hommes qui étaient là avant étaient partis depuis un certain temps, je pense…

– Tu penses ? toi ?… fit Chauvelin presque étouffant de colère, et tu les as laissé échapper…

– Tu nous as ordonné d’attendre, citoyen, protesta le sergent, et d’obéir à tes ordres à la lettre, sous peine de mort. Nous avons attendu. Pendant ce temps, j’ai entendu les hommes se glisser hors de la hutte ; c’était quelques minutes seulement après nous êtres cachés et bien avant que la femme ne crie, ajouta-t-il pendant que la rage semblait encore avoir rendu Chauvelin muet.

– Écoutez ! dit tout à coup Desgas.

Dans le lointain on percevait le crépitement de fusils. Le diplomate essaya de regarder le long de la plage, mais, comme par un coup du sort, la lune capricieuse cacha encore sa lumière derrière un banc de nuages et il ne put rien distinguer.

– Que l’un de vous entre dans la hutte et batte un briquet, bégaya-t-il enfin.

Sans réflexion, le sergent obéit ; il alla jusqu’au feu de braises et alluma la petite lanterne qu’il portait à la ceinture ; la hutte était évidemment déserte.

– Quel chemin ont-ils pris ? demanda Chauvelin.

– Je ne pourrais te dire, citoyen ; ils ont d’abord descendu tout droit la falaise, puis ont disparu derrière des rochers.

– Chut !… écoutez…

Les trois hommes tendirent l’oreille avec attention ; de très loin, on entendit imperceptiblement arriver l’écho mourant du clapotement sec et rapide d’une demi-douzaine de rames. Chauvelin sortit son mouchoir et épongea les gouttes de sueur qui lui perlaient au front.

– Le canot du schooner ! fit-il, et ce fut tout ce qu’il put articuler.

Il n’y avait pas de doute qu’Armand Saint-Just et ses trois compagnons n’eussent fait en sorte de se glisser le long de la falaise, tandis que les hommes, comme de vrais soldats de l’armée disciplinée de la République, avaient, avec une obéissance aveugle et par crainte de la guillotine, exécuté à la lettre l’ordre de Chauvelin : attendre le grand Anglais dont la capture surtout était en jeu.

Il était certain que les royalistes avaient réussi à atteindre l’un des promontoires qui, sur cette côte, s’avancent de loin en loin dans la mer et à l’abri duquel le canot du Day Dream devait être à les attendre ; ils étaient en train d’arriver sans danger au bord du voilier.

Comme pour confirmer cette dernière supposition, la brise apporta du large le grondement sourd d’un coup de canon.

– Le schooner lève l’ancre, citoyen, dit Desgas avec calme.

Il fallut à Chauvelin toute sa volonté et tout son sang-froid pour ne pas se laisser aller à un accès de fureur aussi inutile que déplacé.

Donc ce maudit Anglais l’avait dupé encore une fois ! La façon dont le Mouron Rouge avait réussi à atteindre la hutte, sans être vu par l’un des trente hommes qui gardaient cet endroit, restait pour son adversaire une énigme insoluble. Il était probable qu’il l’avait fait avant que la petite troupe n’eût atteint la falaise, mais comment était-il venu de Calais dans la charrette de Reuben Goldstein, sans que, durant ce long voyage, aucune patrouille ne l’eût rencontré ? c’était impossible à expliquer. On aurait dit vraiment qu’un génie puissant veillait sur l’audacieux Mouron Rouge, et Chauvelin sentit presque un frisson superstitieux lui parcourir le corps, pendant que, tout autour, il mesurait du regard les falaises grandioses et la solitude de cette côte déserte.

Mais ce n’était pas un rêve ! En l’an de grâce 1792, il n’y avait plus ni fées ni lutins. Chauvelin et ses trente hommes avaient tous entendu de leurs oreilles cette maudite voix chantant God save the King, vingt minutes après s’être dissimulés aux alentours de la hutte ; c’est à ce moment environ que les quatre fugitifs atteignaient le promontoire et s’embarquaient dans le canot ; le rocher le plus voisin était à plus d’un mille de la cabane.

Où pouvait donc être allé ce chanteur téméraire ? À moins que Satan lui-même ne lui eût donné des ailes, il ne pouvait pas en deux minutes avoir parcouru un mille sur ces pentes rocheuses ; et il ne s’était pas passé plus de deux minutes entre le moment où sa chanson résonnait et celui où l’on entendit le bruit des rames au large. Il devait être resté en arrière, et se cacher quelque part sur cette falaise ; les patrouilles étaient toujours dans les environs, il serait aperçu. Chauvelin sentit encore une fois renaître en lui l’espoir.

Un ou deux des soldats, qui s’étaient élancés à la poursuite des fugitifs, étaient en train d’escalader à nouveau les rochers : l’un deux atteignit Chauvelin à l’instant même où cet espoir naissait dans le cœur du rusé diplomate.

– Nous sommes arrivés trop tard, dit le soldat ; nous avons atteint la plage quelques instants avant que les nuages ne cachent la lune. Le canot devait être à attendre derrière le premier promontoire, à un mille d’ici ; mais quand nous sommes arrivés au bord de l’eau, il était déjà parti et nous l’avons aperçu à une certaine distance au large. Nous avons tiré dans sa direction, mais, bien sûr, sans résultat. Il se dirigeait à toute vitesse droit sur le voilier. Nous l’avons vu très nettement dans le clair de lune.

– Oui, fit Chauvelin, avide de détails ; il était déjà parti depuis quelque temps, dis-tu, et le promontoire le plus voisin est à un mille d’ici ?

– Oui, citoyen ! J’ai couru tout le long du chemin, jusqu’à la plage ; je supposais cependant que le bateau était près du rocher, car la marée devait mouiller cet endroit avant tout le reste de la côte. Le canot a dû s’en aller quelques minutes avant que la femme ne se mît à crier.

Quelques minutes avant que la femme ne se mît à crier ! alors les espérances de Chauvelin ne l’avaient pas trompé. Le Mouron Rouge pouvait avoir contribué à envoyer en avant de lui vers le bateau les fugitifs, mais lui-même n’avait pas eu le temps de l’atteindre ; il était toujours à terre, et toutes les routes étaient bien gardées par les patrouilles, Dieu merci ! En tous cas, tout n’était pas perdu puisque cet impudent insulaire était encore sur le sol français !

– Apportez la lumière ! commanda vivement le diplomate, en entrant à nouveau dans la hutte.

Le sergent apporta la lanterne, et, ensemble, les deux hommes se mirent à explorer la petite cabane ; d’un coup d’œil Chauvelin en fit l’inventaire : le chaudron placé dans une ouverture de la muraille, au-dessus des dernières braises mourantes d’un feu de bois, une paire de chaises, renversées sans doute dans la précipitation du départ, puis, dans un coin, les instruments et les filets du pêcheur, et, à côté, quelque chose de blanc.

– Ramasse-moi cela, dit Chauvelin au sergent, en indiquant le chiffon du doigt, et apporte-le-moi.

C’était un morceau de papier froissé oublié selon toute apparence par les fugitifs, dans leur hâte de s’enfuir. Le sergent, terrorisé par la fureur et l’impatience qu’il lisait dans les yeux de son chef, ramassa le papier et le lui tendit avec respect.

– Lis-le, sergent, ordonna celui-ci sèchement.

– C’est presque illisible, citoyen… un horrible griffonnage…

– Je t’ai donné l’ordre de le lire, répéta Chauvelin, haineux.

À la lueur de sa lanterne l’homme commença à déchiffrer les quelques mots gribouillés vivement.

Je ne puis arriver tout à fait jusqu’à vous sans risquer vos têtes et mettre en danger le succès de votre fuite. Lorsque vous aurez reçu ce billet, attendez deux minutes, puis glissez-vous un à un hors de la hutte, tournez droit à votre gauche et rampez avec prudence jusqu’au bas de la falaise ; prenez votre gauche tout le temps jusqu’au moment où vous atteindrez le premier rocher qui s’avance loin dans la mer ; derrière celui-ci dans la crique, le canot vous attend ; poussez un long sifflement aigu, il arrivera, montez dedans, mes rameurs vous conduiront jusqu’au voilier et de là en Angleterre et à la délivrance. – Une fois à bord du Day Dream renvoyez-moi la barque, dites à mes hommes que je serai au bord de la baie qui est exactement en face du Chat gris, près de Calais. Ils la connaissent. J’y serai aussitôt que possible ; il faudra qu’ils m’attendent au large à une distance où ils n’auront rien à craindre jusqu’à ce qu’ils entendent le signal habituel. Ne tardez pas, et obéissez à la lettre à ces instructions.

– Puis il y a une signature, citoyen, ajouta le sergent et il rendit la lettre à l’ambassadeur.

Mais ce dernier n’avait pas attendu une seconde. Une seule phrase de cet important griffonnage avait frappé son oreille : Je serai au bord de la baie qui est exactement en face du Chat gris ; cette phrase pouvait peut-être encore lui fournir quelque chance de victoire.

– Quel est celui de vous qui connaît bien la côte ? cria-t-il aux hommes qui étaient maintenant revenus un à un de leur course vaine et qui, encore une fois, se trouvaient tous réunis autour de la hutte.

– Moi, citoyen, fit l’un d’eux, je suis né à Calais et je connais toutes les pierres de la falaise.

– Il y a une crique juste en face du Chat gris ?

– Oui, citoyen, je la connais bien.

– L’Anglais espère l’atteindre. Lui ne connaît pas toutes les pierres de ces falaises, il se peut qu’il essaie de gagner cet endroit par la route la plus longue ; en tout cas, il avancera avec précaution de crainte de rencontrer les patrouilles. De toute façon nous avons une chance de le pincer là. Mille livres à chacun de ceux qui arriveront à cette crique avant ce grand nigaud d’Anglais.

– Je connais un sentier qui coupe au court, fit le soldat, et, avec un hurlement d’enthousiasme, il s’élança en avant suivi de près par ses camarades.

En quelques minutes le bruit de leur course s’éteignait dans le lointain. Chauvelin les écouta pendant un instant : la promesse d’une pareille récompense éperonnait l’ardeur des soldats de la République. On pouvait à nouveau voir sur les traits du diplomate le ricanement de la haine et du triomphe entrevu.

À côté de lui, Desgas se tenait droit ; sans bouger et sans prononcer une parole, il attendait d’autres ordres, tandis que deux soldats étaient à genoux près de Marguerite dont on ne distinguait que la silhouette couchée. Chauvelin lança à son secrétaire un regard mauvais. Ses plans bien préparés avaient échoué, leur résultat était problématique ; il y avait beaucoup de chances maintenant pour que le Mouron Rouge s’échappât, et, avec cette fureur irraisonnée qui s’empare parfois des natures les plus fortes, Chauvelin désirait violemment décharger sa colère sur quelqu’un.

Les soldats maintenaient Marguerite garrottée bien que la pauvre femme ne fît pas la moindre résistance. La nature exténuée avait enfin revendiqué ses droits et la jeune femme gisait à terre évanouie. Ses yeux, entourés de profonds cernes violacés, disaient les nuits longues et sans sommeil qu’elle avait passées, ses cheveux moites, collés sur le front, ses lèvres écartées en une courbe douloureuse, décelaient les fatigues endurées.

La femme la plus fine d’Europe, l’élégante et fashionable Lady Blakeney, qui avait fasciné Londres par sa beauté et son esprit, présentait maintenant une image tragique, véritable personnification de la souffrance féminine, et tout autre cœur que celui de son ennemi implacable et déçu dans sa vengeance en eût été touché.

– Il est inutile de monter la garde autour d’une femme à moitié morte, dit avec mépris ce dernier aux soldats, quand vous avez laissé s’échapper cinq hommes qui étaient bien vivants.

Les soldats obéirent et se relevèrent.

– Vous feriez mieux de chercher à me retrouver le sentier et la carriole que nous avons laissée sur la route.

Tout à coup une idée joyeuse sembla le frapper.

– Ah ! À propos, où est le juif ?

– Tout près d’ici, citoyen, dit Desgas ; je l’ai bâillonné et je lui ai lié les jambes comme tu m’as dit de le faire.

Du voisinage immédiat, Chauvelin entendit un gémissement plaintif. Il suivit son secrétaire qui se dirigea vers l’autre côté de la hutte, où, tombé dans un état de prostration, les jambes liées, le bâillon sur la bouche, le malheureux descendant d’Israël était étendu.

Dans la lumière argentée de la lune, la terreur rendait sa figure effrayante : ses yeux étaient grands ouverts et paraissaient vitreux, son corps tremblait comme frissonnant de fièvre, tandis qu’une plainte lamentable sortait de ses lèvres exsangues. La corde qui primitivement enroulait ses bras et ses épaules s’était dénouée sans doute, car elle était emmêlée autour de son corps, mais il semblait ne pas s’en être aperçu, car il n’avait pas fait le moindre effort pour quitter l’endroit où Desgas l’avait déposé.

– Amenez-moi cette brute poltronne, commanda Chauvelin.

Il sentait sa haine redoubler, et depuis qu’il n’avait plus de raison valable pour décharger sa mauvaise humeur sur le dos des soldats qui avaient uniquement obéi trop ponctuellement à ses ordres, il trouvait que le fils de cette race maudite fournirait un excellent dérivatif à sa colère. Avec ce mépris que les Français ont du juif, mépris qui a survécu à travers les siècles jusqu’à ce jour, il ne voulut pas l’approcher de trop près, mais dit avec un sarcasme mordant, tandis que les deux soldats apportaient la pauvre vieille loque humaine dans le clair de lune :

– Je suppose qu’étant juif, tu as une bonne mémoire des marchés conclus ? Réponds, ordonna-t-il.

Le juif claquait des dents et paraissait trop effrayé pour articuler un son.

– Oui, Votre Honneur, balbutia le malheureux.

– Tu te souviens alors de celui que nous avons fait à Calais quand tu as entrepris de dépasser Reuben Goldstein, sa rosse et mon ami le grand étranger ? Hein ?

– M… m… mais… Votre Honneur…

– Il n’y a pas de mais. Je te l’ai déjà dit, te souviens-tu ?

– O… o… oui, Votre Honneur…

– Quel était le marché ?

Il y eut un silence de mort. Le pauvre homme regarda autour de lui ; il jeta les yeux sur les grandes falaises, sur la lune, sur les figures stupides des soldats, et même sur la malheureuse femme évanouie à côté de lui, mais il ne dit rien.

– Parleras-tu ? tonna Chauvelin.

Il essaya, le pauvre bougre, mais cela lui fut impossible. Il n’y avait en tout cas pas de doute qu’il sût ce qu’il avait à attendre de l’homme dur qu’il avait devant lui.

– Votre Honneur…, hasarda-t-il d’un ton suppliant.

– Puisque la terreur semble avoir paralysé ta langue, il me faut rafraîchir ta mémoire. Il était convenu entre nous que si nous dépassions mon ami le grand étranger avant qu’il arrivât ici, tu aurais dix pièces d’or.

Un long gémissement s’échappa des lèvres tremblantes du juif.

– Mais, ajouta Chauvelin avec emphase, si tu me leurrais de fausses promesses, tu devrais recevoir une bonne bastonnade qui t’apprendrait à dire des mensonges.

– Je n’ai point menti, Votre Honneur, je le jure par Abraham…

– Et par tous les autres patriarches, je le sais bien. Malheureusement ils sont toujours dans les enfers, je suppose, et ils ne peuvent guère t’aider dans tes malheurs présents. Puisque tu n’as pas tenu tes promesses, je suis décidé à tenir les miennes. – Hé là ! ajouta-t-il en se tournant vers les soldats, vos deux ceinturons dans le dos de ce maudit juif, avec les boucles.

Lorsque les hommes enlevèrent leurs lourds ceinturons de cuir pour se mettre en devoir d’obéir à leur chef, le juif poussa un hurlement qui eut été suffisant pour faire sortir des enfers, ou de n’importe où, tous les patriarches, afin de défendre leur descendant contre la brutalité de ce fonctionnaire français.

– Je crois que je puis compter sur vous, citoyens-soldats, fit-il en ricanant méchamment, afin que vous donniez à ce vieux menteur la meilleure et la plus rude correction qu’il ait jamais reçue. Mais ne le tuez pas, ajouta-t-il cyniquement.

– Nous obéirons, citoyen, répondirent les soldats toujours impassibles.

Il n’attendit pas l’exécution de ses ordres, il savait qu’il pouvait avoir confiance en ses hommes – qui souffraient encore de ses reproches – et qui profiteraient pleinement de l’occasion qui leur était offerte de se venger sur le dos d’autrui.

– Quand cet encombrant poltron aura reçu son châtiment, dit-il à Desgas, les hommes pourront nous guider jusqu’à la charrette et l’un d’eux nous ramènera jusqu’à Calais. Nous laisserons le juif et la femme veiller l’un sur l’autre, ajouta-t-il, jusqu’à ce que nous puissions envoyer quelqu’un dans la matinée. Ils ne peuvent pas se sauver bien loin dans l’état où ils sont, et nous ne pouvons pas nous en encombrer pour le moment.

Chauvelin n’avait pas abandonné tout espoir. Ses hommes étaient éperonnés par le désir de la récompense. Seul, avec trente hommes sur les talons, l’énigmatique et audacieux Mouron Rouge ne pouvait raisonnablement pas espérer s’échapper une seconde fois.

Mais le Français avait perdu sa belle assurance : l’audace de l’Anglais l’avait bafoué, pendant que la stupidité de ses soldats, aussi inintelligents que des automates, et l’intervention d’une femme avaient brouillé les cartes qu’il avait dans la main, et, bien qu’ayant tenu tous les atouts dans son jeu, il était sur le point de perdre la partie. Si Marguerite n’avait pas accaparé son temps, si ses soldats avaient eu un brin de clairvoyance, si… c’était là bien des « si » – Chauvelin resta un instant debout sans bouger, et dans un seul anathème, énorme et foudroyant, il embrassa plus de trente personnes.

La nature poétique, silencieuse, parfumée, la lune brillante, la mer calme et argentée, parlaient de beauté et de repos, et Chauvelin maudit la nature, maudit l’homme et la femme et surtout il maudit d’une imprécation gigantesque tous les Anglais mystérieux, dégingandés et brouillons.

Les cris que poussait le juif martyrisé mettaient un baume sur le cœur ulcéré de Chauvelin. Il sourit. Cela lui soulageait l’esprit de penser qu’au moins une créature, en dehors de lui, n’était pas entièrement en paix avec l’humanité.

Il se retourna et jeta un dernier coup d’œil sur la côte déserte où s’élevait, éclairée par la lune, cette hutte de bois, théâtre d’une des défaites les plus cuisantes qu’ait jamais subies un des hommes les plus en vue de la Révolution.

Contre le roc, sur un lit de pierres, Marguerite gisait inanimée, tandis qu’à quelques pas d’elle, le malheureux juif sentait tomber sur son large dos deux épaisses ceintures de cuir, maniées par les bras vigoureux de deux braves soldats de la République. Les hurlements de Benjamin Rosenbaum auraient fait sortir les morts de leurs tombeaux. Ils ont du moins dû réveiller toutes les mouettes de la plage, et leur faire regarder avec intérêt les faits et gestes du roi de la création.

– Ça suffira, commanda Chauvelin, car les gémissements du juif devenaient plus faibles et le pauvre bougre semblait évanoui ; nous n’avons pas envie de le tuer.

Les soldats rebouclèrent leurs ceinturons ; l’un d’eux envoya sournoisement un coup de pied dans les côtes du juif.

– Laissez-le là, fit Chauvelin, et montrez-moi rapidement le chemin de la carriole. Je vous suis.

Il marcha jusqu’à l’endroit où gisait Marguerite, et scruta son visage. Elle avait repris connaissance et faisait de légers efforts pour se lever. Ses grands yeux bleus jetèrent un regard terrifié sur la scène éclairée par la lune ; ils s’arrêtèrent avec un mélange d’horreur et de pitié sur le juif, dont les hurlements sauvages avaient été les premiers bruits qui l’avaient frappée quand elle avait retrouvé ses sens ; elle aperçut Chauvelin, toujours correct dans son vêtement noir, à peine froissé, après les événements mouvementés des dernières heures. Il souriait d’un air sarcastique, et ses yeux pâles et méchants fixaient le visage de la jeune femme. Avec une galanterie ironique, il s’inclina et porta à ses lèvres la main glacée de Marguerite, qui sentit à ce contact un frisson de dégoût indescriptible lui parcourir les membres.

– Je suis au regret, belle dame, fit-il de son air le plus aimable, que des circonstances indépendantes de ma volonté m’obligent à vous abandonner momentanément. Mais je vous quitte plein de confiance dans la certitude que je ne vous laisse point sans protection. Notre ami Benjamin que voici, bien qu’un peu détérioré pour le présent, se montrera un galant défenseur de votre blonde personne, je n’en doute point. À l’aube je vous enverrai une escorte ; jusque-là je suis persuadé que vous le trouverez à votre dévotion, quoiqu’un peu lent peut-être.

Marguerite n’eut que la force de détourner la tête. Son cœur était brisé par une angoisse cruelle. En reprenant connaissance, une pensée horrible lui était de suite venue à l’esprit : « Qu’est-il advenu de Percy ? et d’Armand ? » Elle ne savait rien de ce qui s’était passé après qu’elle eut entendu les accents joyeux de God save the King !, qu’elle croyait avoir été un signal de mort.

– Quand à moi, conclut Chauvelin, il faut que malgré moi je vous quitte. Au revoir, belle dame. Nous nous rencontrerons bientôt à Londres, j’ose espérer. Aurai-je le plaisir de vous rencontrer au garden-party du prince de Galles ? Non ? Ah, eh bien ! au revoir ! Rappelez-moi au bon souvenir de Sir Percy Blakeney, je vous prie.

Avec un salut et après un dernier sourire ironique, il lui baisa à nouveau la main ; et suivi par l’impassible Desgas, il disparut dans le sentier à la suite des soldats.

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