À monsieur *** En lui envoyant Griselidis

 

Si je m’étais rendu à tous les différents avis qui m’ont été donnés sur l’ouvrage que je vous envoie, il n’y serait rien demeuré que le conte tout sec et tout uni, et en ce cas j’aurais mieux fait de n’y pas toucher et de le laisser dans son papier bleu où il est depuis tant d’années. Je le lus d’abord à deux de mes amis. « Pourquoi, dit l’un, s’étendre si fort sur le caractère de votre héros ? Qu’a-t-on à faire de savoir ce qu’il faisait le matin dans son conseil, et moins encore à quoi il se divertissait l’après-dînée ? Tout cela est bon à retrancher.

— Ôtez-moi, je vous prie, dit l’autre, la réponse enjouée qu’il fait aux députés de son peuple qui le pressent de se marier ; elle ne convient point à un prince grave et sérieux. Vous voulez bien encore, poursuivit-il, que je vous conseille de supprimer la longue description de votre chasse ? Qu’importe tout cela au fond de votre histoire ? Croyez-moi, ce sont de vains et ambitieux ornements, qui appauvrissent votre poème au lieu de l’enrichir. Il en est de même, ajouta-t-il, des préparatifs qu’on fait pour le mariage du prince, tout cela est oiseux et inutile. Pour vos dames qui rabaissent leurs coiffures, qui couvrent leurs gorges, et qui allongent leurs manches, froide plaisanterie aussi bien que celle de l’orateur qui s’applaudit de son éloquence.

— Je demande encore, reprit celui qui avait parlé le premier, que vous ôtiez les réflexions chrétiennes de Griselidis, qui dit que c’est Dieu qui veut l’éprouver ; c’est un sermon hors de sa place. Je ne saurais encore souffrir les inhumanités de votre prince, elles me mettent en colère, je les supprimerais. Il est vrai qu’elles sont de l’histoire, mais il n’importe. J’ôterais encore l’épisode du jeune seigneur qui n’est là que pour épouser la jeune Princesse, cela allonge trop votre conte.

— Mais, lui dis-je, le conte finirait mal sans cela.

— Je ne saurais que vous dire, répondit-il, je ne laisserais pas que de l’ôter. » À quelques jours de là, je fis la même lecture à deux autres de mes amis, qui ne me dirent pas un seul mot sur les endroits dont je viens de parler, mais qui en reprirent quantité d’autres. « Bien loin de me plaindre de la rigueur de votre critique, leur dis-je, je me plains de ce qu’elle n’est pas assez sévère : vous m’avez passé une infinité d’endroits que l’on trouve très dignes de censure.

— Comme quoi ? dirent-ils.

— On trouve, leur dis-je, que le caractère du prince est trop étendu, et qu’on n’a que faire de savoir ce qu’il faisait le matin et encore moins l’après-dînée.

— On se moque de vous, dirent-ils tous deux ensemble, quand on vous fait de semblables critiques.

— On blâme, poursuivis-je, la réponse que fait le prince à ceux qui le pressent de se marier, comme trop enjouée et indigne d’un prince grave et sérieux.

— Bon, reprit l’un d’eux ; et où est l’inconvénient qu’un jeune prince d’Italie, pays où l’on est accoutumé à voir les hommes les plus graves et les plus élevés en dignité dire des plaisanteries, et qui d’ailleurs fait profession de mal parler et des femmes et du mariage, matières si sujettes à la raillerie, se soit un peu réjoui sur cet article ? Quoi qu’il en soit, je vous demande grâce pour cet endroit comme pour celui de l’orateur qui croyait avoir converti le prince, et pour le rabaissement des coiffures ; car ceux qui n’ont pas aimé la réponse enjouée du prince, ont bien la mine d’avoir fait main basse sur ces deux endroits-là.

— Vous l’avez deviné, lui dis-je. Mais d’un autre côté, ceux qui n’aiment que les choses plaisantes n’ont pu souffrir les réflexions chrétiennes de la princesse, qui dit que c’est Dieu qui la veut éprouver. Ils prétendent que c’est un sermon hors de propos.

— Hors de propos ? reprit l’autre ; non seulement ces réflexions conviennent au sujet, mais elles y sont absolument nécessaires. Vous aviez besoin de rendre croyable la patience de votre héroïne ; et quel autre moyen aviez-vous que de lui faire regarder les mauvais traitements de son époux comme venants de la main de Dieu ? Sans cela, on la prendrait pour la plus stupide de toutes les femmes, ce qui ne ferait pas assurément un bon effet.

— On blâme encore, leur dis-je, l’épisode du jeune seigneur qui épouse la jeune princesse.

— On a tort, reprit-il ; comme votre ouvrage est un véritable poème, quoique vous lui donniez le titre de nouvelle, il faut qu’il n’y ait rien à désirer quand il finit. Cependant si la jeune princesse s’en retournait dans son convent sans être mariée après s’y être attendue, elle ne serait point contente ni ceux qui liraient la nouvelle. » Ensuite de cette conférence, j’ai pris le parti de laisser mon ouvrage tel à peu près qu’il a été lu dans l’Académie. En un mot, j’ai eu soin de corriger les choses qu’on m’a fait voir être mauvaises en elles-mêmes ; mais à l’égard de celles que j’ai trouvées n’avoir point d’autre défaut que de n’être pas au goût de quelques personnes peut-être un peu trop délicates, j’ai cru n’y devoir pas toucher.

Est-ce une raison décisive

D’ôter un bon mets d’un repas,

Parce qu’il s’y trouve un Convive

Qui par malheur ne l’aime pas ?

Il faut que tout le monde vive,

Et que les mets, pour plaire à tous,

Soient différents comme les goûts.

Quoi qu’il en soit, j’ai cru devoir m’en remettre au public qui juge toujours bien. J’apprendrai de lui ce que j’en dois croire, et je suivrai exactement tous ses avis, s’il m’arrive jamais de faire une seconde édition de cet ouvrage.

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