L’adroite princesse ou Les aventures de Finette

Du temps des premières croisades, un roi de je ne sais quel royaume de l’Europe se résolut d’aller faire la guerre aux infidèles dans la Palestine. Avant que d’entreprendre un si long voyage, il mit un si bon ordre aux affaires de son royaume, et il en confia la régence à un ministre si habile, qu’il fut en repos de ce côté-là. Ce qui inquiétait le plus ce prince, c’était le soin de sa famille. Il avait perdu la reine son épouse depuis assez peu de temps : elle ne lui avait point laissé de fils ; mais il se voyait père de trois jeunes princesses à marier. On avait surnommé l’aînée de ces princesses Nonchalante, la seconde Babillarde, et la troisième Finette, noms qui avaient tous un juste rapport au caractère de ces trois sœurs.

Jamais on n’a rien vu de si indolent qu’était Nonchalante. Tous les jours, elle n’était pas éveillée à une heure après midi : on la traînait à l’église telle qu’elle sortait de son lit, sa coiffure en désordre, sa robe détachée ; point de ceinture, et souvent une mule d’une façon et une autre de l’autre.

Babillarde menait une autre sorte de vie. Cette princesse était fort vive, et n’employait que peu de temps pour sa personne ; mais elle avait une envie de parler si étrange, que, depuis qu’elle était éveillée jusqu’à ce qu’elle fût endormie, la bouche ne lui fermait pas.

La sœur cadette de ces deux princesses était d’un caractère bien différent. Elle agissait incessamment de l’esprit et de sa personne ; elle avait une vivacité surprenante, et elle s’appli­quait à en faire un bon usage. Elle savait parfaitement bien danser, chanter, jouer des instruments ; réussissait avec un adresse admirable à tous les petits travaux de la main, qui amusent d’ordinaire les personnes de son sexe ; mettait l’ordre et la règle dans la maison du roi.

Ses talents ne se bornaient pas là ; elle avait beaucoup de jugement, et une présence d’esprit si merveilleuse, qu’elle trouvait sur-le-champ des moyens pour sortir de toutes sortes d’affai­res.

La princesse donna, en plusieurs autres occasions, des marques de sa pénétration et de sa finesse d’esprit ; elle en donna tant, que le peuple lui donna le surnom de Finette. Le roi l’aimait beaucoup plus que ses autres filles, et il faisait un si grand fond sur son bon sens, que, s’il n’avait point eu d’autre enfant qu’elle, il serait parti sans inquiétude ; mais il se défiait autant de la conduite de ses autres filles qu’il se reposait sur celle de Finette. Ainsi, pour être sûr des démarches de sa famille comme il se croyait sûr de celles de ses sujets, il prit les mesures que je vais dire.

Il alla trouver une fée des plus habiles ; il lui représenta l’inquiétude où il était louchant ses filles. – « Ce n’est pas, lui dit ce prince, que les deux aînées, dont je m’inquiète, aient jamais fait la moindre chose contre leur devoir ; mais elles ont si peu d’esprit, elles sont si imprudentes, et vivent dans une si grande désoccupation, que je crains que, pendant mon absence, elles n’aillent s’embarquer dans quelque folle intrigue, pour trouver de quoi s’amuser. Pour Finette, je suis sûr de sa vertu ; cependant je la traiterai comme les autres, pour faire tout égal ; c’est pourquoi, sage fée, je vous prie de me faire trois quenouilles de verre pour mes filles, qui soient faites avec un tel art, que chaque quenouille ne manque pas de se casser sitôt que celle à qui elle appartiendra fera quelque chose contre sa gloire. »

Comme cette fée était des plus habiles, elle donna à ce prince trois quenouilles enchantées, et travaillées avec tous les soins nécessaires pour le dessein qu’il avait. Mais il ne fut pas content de cette précaution ; il mena les princesses dans une tour fort haute, qui était bâtie dans un lieu bien désert. Le roi dit à ses filles qu’il leur ordonnait de faire leur demeure dans cette tour, pendant tout le temps de son absence, et qu’il leur défendait d’y recevoir aucune personne que ce fût. Il leur ôta tous leurs officiers ; et après leur avoir fait présent des quenouilles enchantées, dont il leur expliqua les qualités, il embrassa les princesses et ferma les portes de la tour, dont il prit lui-même les clefs ; puis il partit.

Il avait eu soin de faire attacher une poulie à une des fenêtres de la tour, et on y avait mis une corde, à laquelle les princesses attachaient un corbillon, qu’elles descendaient chaque jour. Dans ce corbillon, on mettait leurs provisions pour la journée, et, quand elles l’avaient remonté, elles retiraient avec soin la corde dans la chambre.

Nonchalante et Babillarde menaient dans cette solitude une vie qui les désespérait : elles s’ennuyaient à un point qu’on ne saurait exprimer ; mais il fallait prendre patience, car on leur avait fait la quenouille si terrible, qu’elles craignaient que la moindre démarche un peu équivoque ne la fît casser.

Pour Finette, elle ne s’ennuyait point du tout ; son fuseau, son aiguille et ses instruments de musique lui fournissaient des amusements.

Elles passaient donc ainsi tristement leur vie, en murmurant contre leur destin ; et je crois qu’elles ne manquèrent pas de dire qu’il vaut mieux être né heureux que d’être né fils de roi. Elles étaient souvent aux fenêtres de leur tour, pour voir du moins ce qui se passait dans la campagne. Un jour, comme Finette était fort occupée, dans sa chambre, à quelque joli ouvrage, ses sœurs, qui étaient à la fenêtre, virent au pied de leur tour une pauvre femme vêtue de haillons déchirés, qui leur criait sa misère fort pathétiquement ; elle les priait, à mains jointes, de la laisser entrer dans leur château, leur représentant qu’elle était une malheureuse étrangère qui savait mille sortes de choses, et qu’elle leur rendrait service avec la plus exacte fidélité. D’abord les princesses se souvinrent de l’ordre qu’avait donné le roi leur père de ne laisser entrer personne dans la tour ; mais Nonchalante était si lasse de se servir elle-même, et Babillarde si ennuyée de n’avoir que ses sœurs à qui parler, que l’envie qu’eut l’une d’être coiffée en détail, et l’empressement qu’eut l’autre d’avoir une personne de plus pour jaser, les engagea à se résoudre de laisser entrer la pauvre étrangère.

« Pensez-vous, dit Babillarde à sa sœur, que la défense du roi s’étende sur des gens comme cette malheureuse ? Je crois que nous la pouvons recevoir sans conséquence. — Vous ferez ce qu’il vous plaira, ma sœur, » répondit Nonchalante. Babillarde, qui n’attendait que ce consentement, descendit aussitôt le corbillon ; la pauvre femme se mit dedans, et les princesses la montèrent avec le secours de la poulie.

Quand cette femme fut devant leurs yeux, l’horrible malpropreté de ses habits les dégoûta ; elles voulurent lui en donner d’autres ; mais elle leur dit qu’elle en changerait le lendemain, et que, pour l’heure qu’il était, elle allait songer à les servir. Comme elle achevait de parler, Finette revint de sa chambre. Cette princesse fut étrangement surprise de voir cette inconnue avec ses sœurs ; elles lui dirent pour quelles raisons elles l’avaient fait monter ; et Finette, qui vit que c’était une chose faite, dissimula le chagrin qu’elle eut de cette imprudence.

Cependant la nouvelle officière des princesses fit cent tours dans le château, sous prétexte de leur service, mais en effet pour observer la disposition du dedans.

Cette créature couverte de haillons était le fils aîné d’un roi puissant, voisin du père des princesses. Ce jeune prince, qui était un des plus artificieux esprits de son temps, gouvernait entièrement le roi son père, et il n’avait pas besoin de beaucoup de finesse pour cela, car ce roi était d’un caractère si doux et si facile qu’on lui en avait donné le surnom de Moult-Benin. Pour le jeune prince, comme il n’agissait que par artifice et par détours, les peuples l’avaient surnommé Riche-en-Cautèle, et, pour abréger, on disait Riche-Cautèle.

Il avait un frère cadet, qui était aussi rempli de belles qualités que son aîné l’était de défauts ; cependant, malgré la différence d’humeurs, on voyait, entre ces deux frères, une union si parfaite que tout le monde en était surpris. Outre les bonnes qualités de l’âme qu’avait le prince cadet, la beauté de son visage et la grâce de sa personne étaient si remarquables qu’elles l’avaient fait nommer Bel-à-voir.

Riche-Cautèle jeta les haillons qui le couvraient, et laissa voir des habits de cavalier, tout couverts d’or et de pierreries. Les pauvres princesses furent si épouvantées de cette vue, que toutes se mirent à fuir avec précipitation. Finette et Babillarde, qui étaient agiles, eurent bientôt gagné leur chambre ; mais Nonchalante, qui avait à peine l’usage de marcher, fut en un instant atteinte par le prince.

Aussitôt il se jeta à ses pieds, lui déclara qui il était, et lui dit que la réputation de sa beauté et ses portraits l’avaient engagé à quitter une cour délicieuse pour lui venir offrir ses vœux et sa foi. Nonchalante fut d’abord si éperdue, qu’elle ne pouvait répondre au prince, qui était toujours à ses genoux ; mais, comme en lui disant mille douceurs, et lui faisant mille protestations, il la conjurait avec ardeur de le recevoir pour époux, des ce moment-là même, sa mollesse naturelle ne lui laissant pas la force de disputer, elle dit nonchalamment à Riche-Cautèle qu’elle le croyait sincère, et qu’elle acceptait sa foi. Mais aussi elle en perdit sa quenouille qui se brisa en mille morceaux.

Le lendemain, le pernicieux prince mena Nonchalante dans un appartement bas, qui était au bout du jardin ; et là cette princesse témoigna à Riche-Cautèle l’inquiétude où elle était de ses sœurs, quoiqu’elle n’osât se présenter devant elles, dans la crainte qu’elles ne la blâmassent. Le prince, après quelques discours, sortit, et enferma Nonchalante sans qu’elle s’en aperçût ; ensuite il se mit à chercher les princesses avec soin.

Il fut quelque temps sans pouvoir découvrir dans quelles chambres elles étaient enfermées. Enfin l’envie qu’avait Babillarde de toujours parler étant cause que cette princesse parlait toute seule en se plaignant le prince s’approcha de la porte de sa chambre et la vit par le trou de la serrure.

Riche-Cautèle lui parla au travers de la porte, et lui dit, comme il avait dit à sa sœur, que c’était pour lui offrir son cœur et sa foi qu’il avait fait l’entreprise d’entrer dans la tour. Il louait avec exagération sa beauté et son esprit ; et Babillarde, qui était très persuadée qu’elle possédait un mérite extrême, fut assez folle pour croire ce que le prince lui disait : elle lui répondit un flux de paroles qui n’étaient pas trop désobligeantes, et ouvrit enfin à ce séducteur ; quand elle eut ouvert, il fit encore parfaitement le comédien, et recommença à exagérer sa tendresse et les avantages qu’elle trouverait en l’épousant. Il lui dit, comme il l’avait dit à Nonchalante, qu’elle devait accepter sa foi au moment même, parce que, si elle allait trouver ses sœurs, elles ne manqueraient pas de s’y opposer, puisqu’étant, sans contredit, le plus puissant prince voisin, il paraissait plus vraisemblablement un parti pour l’aînée que pour elle ; qu’ainsi cette princesse ne consentirait jamais à une union qu’il souhaitait avec toute l’ardeur imaginable. Babillarde, après bien des discours qui ne signifiaient rien, fut aussi extravagante qu’avait été sa sœur ; elle accepta le prince pour époux, et ne se souvint des effets de sa quenouille de verre qu’après que cette quenouille se fut cassée en cent pièces.

Vers le soir, cependant, Babillarde n’était plus en humeur d’aller chercher ses sœurs : elle craignait, avec raison, qu’elles ne pussent approuver sa conduite ; mais le prince s’offrit de les aller trouver, et dit qu’il ne manquerait pas de moyens pour les persuader de l’approuver. Après cette assurance, la princesse, qui n’avait point dormi de la nuit, s’assoupit, et, pendant qu’elle dormait, Riche-Cautèle l’enferma à la clef, comme il avait fait pour Nonchalante.

N’est-il pas vrai que ce Riche-Cautèle était un grand scélérat, et ces deux princesses de lâches et imprudentes personnes ?

Quand ce prince perfide eut enfermé Babillarde, il alla dans toutes les chambres du château, les unes après les autres ; et, comme il les trouva toutes ouvertes, il conclut qu’une seule, qu’il voyait fermée par dedans, était assurément celle où s’était retirée Finette. Comme il avait composé une harangue circulaire, il s’en alla débiter à la porte de Finette les mêmes choses qu’il avait dites à ses sœurs. Mais cette princesse, qui n’était pas une dupe comme ses aînées, l’écouta assez longtemps sans lui répondre. Enfin, voyant qu’il était éclairci qu’elle était dans cette chambre, elle lui dit que, s’il était vrai qu’il eût une tendresse aussi forte et aussi sincère pour elle qu’il voulait le lui persuader, elle le priait de descendre dans le jardin, et d’en fermer la porte sur lui, et qu’après elle lui parlerait, tant qu’il voudrait, par la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur ce jardin.

Riche-Cautèle ne voulut point accepter ce parti, et, comme la princesse s’opiniâtrait toujours à ne point vouloir ouvrir, ce méchant prince, outré d’impatience, alla quérir une bûche et enfonça la porte. Il trouva Finette armée d’un gros marteau, qu’on avait laissé, par hasard, dans une garde-robe qui était proche de sa chambre. L’émotion animait le teint de cette princesse, et, quoique ses yeux fussent pleins de colère, elle parut à Riche-Cautèle d’une beauté à enchanter. Il voulut se jeter à ses pieds ; mais elle dit fièrement en se reculant : « Prince, si vous approchez de moi, je vous fendrai la tête avec ce marteau. — Quoi ! belle princesse, s’écria Riche-Cautèle de son ton hypocrite, l’amour qu’on a pour vous s’attire une si cruelle haine ? » Il se mit à lui prôner de nouveau, mais d’un bout de la chambre à l’autre, l’ardeur violente que lui avait inspirée la réputation de sa beauté et de son esprit merveilleux. Il ajouta qu’il ne s’était déguisé que pour venir lui offrir avec respect son cœur et sa main ; et lui dit qu’elle devait pardonner à la violence de sa passion la hardiesse qu’il avait eue d’enfoncer sa porte. Il finit en voulant persuader, comme il avait fait à ses sœurs, qu’il était de son intérêt de le recevoir pour époux au plus vite. Il dit encore à Finette qu’il ne savait pas où s’étaient retirées les princesses ses sœurs, parce qu’il ne s’était pas mis en peine de les chercher, n’ayant songé qu’à elle.

L’adroite princesse, feignant de se radoucir, lui dit qu’il fallait chercher ses sœurs, et qu’après on prendrait des mesures tous ensemble ; mais Riche-Cautèle lui répondit qu’il ne pouvait se résoudre à aller trouver les princesses qu’elle n’eut consenti à l’épouser, parce que ses sœurs ne manqueraient pas de s’y opposer, à cause de leur droit d’aînesse.

Finette, qui se défiait avec raison de ce prince perfide, sentit redoubler ses soupçons par cette réponse : elle trembla de ce qui pouvait être arrivé à ses sœurs, et se résolut de les venger du même coup qui lui ferait éviter un malheur pareil à celui qu’elle jugeait qu’elles avaient eu. Cette jeune princesse dit donc à Riche-Cautèle qu’elle consentait sans peine à l’épouser, mais qu’elle était persuadée que les mariages qui se faisaient le soir étaient toujours malheureux ; qu’ainsi elle le priait de remettre la cérémonie de se donner une foi réciproque au lendemain malin ; elle ajouta qu’elle l’assurait de n’avertir les princesses de rien, et lui dit qu’elle le priait de la laisser un peu de temps seule, pour penser au ciel ; qu’ensuite elle le mènerait dans une chambre où il trouverait un fort bon lit, et qu’après elle reviendrait s’enfermer chez elle jusqu’au lendemain.

Riche-Cautèle, qui n’était pas un fort courageux personnage, et qui voyait toujours Finette armée du gros marteau, dont elle badinait comme on fait d’un éventail ; Riche-Cautèle, dis-je, consentit à ce que souhaitait la princesse, et se retira pour la laisser quelque temps méditer. Il ne fut pas plutôt éloigné que Finette courut faire un lit sur le trou d’un égout qui était dans une chambre du château. Cette chambre était aussi propre qu’une autre ; mais on jetait dans le trou de cet égout, qui était fort spacieux, toutes les ordures du château. Finette mit sur ce trou deux bâtons croisés très faibles ; puis elle fit bien proprement un lit par-dessus, et s’en retourna aussitôt dans sa chambre. Un moment après Riche-Cautèle y revint, et la princesse le conduisit où elle venait de faire le lit et se retira.

Le prince, sans se déshabiller, se jeta sur le lit avec précipitation, et, sa pesanteur ayant fait tout d’un coup rompre les petits bâtons, il tomba au fond de l’égout, sans pouvoir se retenir, en se faisant vingt bosses à la tête, et en se fracassant de tous côtés. La chute du prince fit un grand bruit dans le tuyau : d’ailleurs il n’était pas éloigné de la chambre de Finette ; elle sut aussitôt que son artifice avait eu tout le succès qu’elle s’était promis, et elle ressentit une joie secrète, qui lui fut extrêmement agréable. On ne peut pas décrire le plaisir qu’elle eut de l’enten­dre barboter dans l’égout. Il méritait bien cette punition, et la princesse avait raison d’en être satisfaite.

Mais sa joie ne l’occupait pas si fort qu’elle ne pensât plus à ses sœurs. Son premier soin fut de les chercher. Il lui fut facile de trouver Babillarde. Riche-Cautèle, après avoir enfermé cette princesse à double tour, avait laissé la clef à sa chambre. Finette entra dans cette chambre avec empressement, et le bruit qu’elle fit réveilla sa sœur en sursaut. Elle fut bien confuse en la voyant. Finette lui raconta de quelle manière elle s’était défaite du prince fourbe, qui était venu pour les outrager. Babillarde fut frappée de celle nouvelle comme d’un coup de foudre ; car, malgré son caquet, elle était si peu éclairée qu’elle avait cru, ridiculement, tout ce que Riche-Cautèle lui avait dit. Il y a encore des dupes comme celle-là au monde.

Cependant Riche-Cautèle passa la nuit fort mal à son aise, et, quand le jour fut venu, il ne fut guère mieux. Ce prince se trouvait dans des cavernes dont il ne pouvait pas voir toute l’horreur, parce que le jour n’y donnait jamais. Néanmoins, a force de se tourmenter, il trouva l’issue de l’égout, qui donnait dans une rivière assez éloignée du château ; il trouva moyen de se faire entendre à des gens qui pêchaient dans cette rivière, dont il fut tiré dans un état qui fit compassion à ces bonnes gens.

Il se fit transporter à la cour du roi son père pour se guérir à loisir ; et la disgrâce qui lui était arrivée lui fit prendre une si forte haine contre Finette qu’il songea moins à se guérir qu’à se venger d’elle.

Cette princesse passait des moments bien tristes : la gloire lui était mille fois plus chère que la vie ; et la honteuse faiblesse de ses sœurs la mettait dans un désespoir dont elle avait peine à se rendre maîtresse. Riche-Cautèle, qui était déjà un habile fourbe, rappela tout son esprit, depuis son aventure, pour devenir fourbissime. L’égout ni les contusions ne lui donnaient pas tant de chagrin, que le dépit d’avoir trouvé quelqu’un plus fin que lui. Il se douta des suites de ses deux mariages, et, pour tenter les deux princesses malades, il fit porter, sous les fenêtres de leur château, de grandes caisses remplies d’arbres tout chargés de beaux fruits. Nonchalante et Babillarde, qui était souvent aux fenêtres, ne manquèrent pas de voir ces fruits ; aussitôt il leur prit une envie violente d’en manger, et elles persécutèrent Finette de descendre dans le corbillon pour en aller cueillir. La complaisance de cette princesse fut assez grande, pour vouloir bien contenter ses sœurs : elle descendit et leur apporta de ces beaux fruits, qu’elles mangèrent avec la dernière avidité.

Le lendemain, il parut des fruits d’une autre espèce : nouvelle envie des princesses ; nouvelle complaisance de Finette ; mais les officiers de Riche-Cautèle, cachés, et qui avaient manqué leur coup la première fois, ne le manquèrent pas celle-ci : ils se saisirent de Finette et l’emmenèrent, aux yeux de ses sœurs, qui s’arrachaient les cheveux de désespoir.

Les satellites de Riche-Cautèle firent si bien, qu’ils menèrent Finette dans une maison de campagne, où était le prince pour achever de se remettre en santé. Comme il était transporté de fureur contre cette princesse, il lui dit cent choses brutales, à quoi elle répondait toujours avec une fermeté et une grandeur d’âme dignes d’une héroïne comme elle l’était. Enfin, après l’avoir gardée quelques jours prisonnière, il la fit conduire au sommet d’une montagne extrêmement haute, et il y arriva lui-même un moment après elle. Dans ce lieu, il lui annonça qu’on l’allait faire mourir, d’une manière qui le vengerait des tours qu’elle lui avait faits. Ensuite ce perfide prince montra barbarement à Finette un tonneau tout hérissé par dedans de canifs, de rasoirs et de clous à crochet, et lui dit que, pour la punir comme elle le méritait, on allait la jeter dans ce tonneau, puis le rouler du haut de la montagne en bas.

Quoique Finette ne fût pas Romaine, elle ne fut pas plus effrayée du supplice qu’on lui préparait, que Régulus ne l’avait été autrefois à la vue d’un destin pareil. Cette jeune princesse conserva toute sa fermeté et toute sa présence d’esprit. Riche-Cautèle, au lieu d’admirer son caractère héroïque, en prit une nouvelle rage contre elle, et songea à hâter sa mort. Dans cette vue, il se baissa vers l’entrée du tonneau qui devait être l’instru­ment de sa vengeance, pour examiner s’il était bien fourni de toutes ses armes meurtrières. Finette, qui vit son persécuteur attentif à regarder, ne perdit point de temps, le jeta habilement dans le tonneau, et elle le fit rouler du haut de la montagne en bas, sans donner au prince le temps de se reconnaître. Après ce coup, elle prit la fuite ; et les officiers du prince, qui avaient vu avec une extrême douleur la manière cruelle dont leur maître voulait traiter cette aimable princesse, n’eurent garde de courir après elle pour l’arrêter. D’ailleurs ils étaient si effrayés de ce qui venait d’arriver à Riche-Cautèle qu’ils ne purent songer à autre chose qu’à tâcher d’arrêter le tonneau qui roulait avec violence ; mais leurs soins furent inutiles : il roula jusqu’au bas de la montagne, et ils en tirèrent leur prince couvert de mille plaies.

L’accident de Riche-Cautèle mit au désespoir le roi Moult-Benin et le prince Bel-à-voir. Pour les peuples de leurs États, ils n’en furent point touchés. Riche-Cautèle en était très haï, et même l’on s’étonnait de ce que le jeune prince, qui avait des sentiments si nobles et si généreux, pût tant aimer cet indigne aîné. Mais tel était le bon naturel de Bel-à-voir, qu’il s’attachait à tous ceux de son sang ; et Riche-Cautèle avait toujours eu l’adresse de lui témoigner tant d’amitié que ce généreux prince n’aurait jamais pu se pardonner de n’y pas répondre avec vivacité. Bel-à-voir eut donc une douleur violente des blessures de son frère, et il mit tout en usage pour lâcher de les guérir promptement : cependant, malgré les soins empressés que tout le monde en prit, rien ne soulageait Riche-Cautèle ; au contraire, ses plaies semblaient toujours s’envenimer de plus en plus à un tel point qu’on vit bien qu’il fallait qu’il en mourût.

Bel-à-voir en fut pénétré de douleur ; et Riche-Cautèle, perfide jusqu’à son dernier moment, songea à abuser de la tendresse de son frère. « Vous m’avez toujours aimé, par rapport à la vie, je meurs ; mais, si je vous ai été véritablement cher, promettez-moi de m’accorder la prière que je vais vous faire. »

Bel-à-voir, qui, dans l’état où il voyait son frère, se sentait incapable de lui rien refuser, lui promit, avec les plus terribles serments, de lui accorder tout ce qu’il lui demanderait. Aussitôt que Riche-Cautèle eut entendu ces serments, il dit à son frère, en l’embrassant : « Je meurs consolé, prince, puisque je serai vengé ; car la prière que j’ai à vous faire, c’est de demander Finette en mariage aussitôt que je serai mort. Vous obtiendrez, sans doute, cette maligne princesse, et, dès qu’elle sera en votre pouvoir, vous lui plongerez un poignard dans le sein. » Bel-à-voir frémit d’horreur à ces mots : il se repentit de l’imprudence de ses serments ; mais il n’était plus temps de se dédire, et ne voulut rien témoigner de son repentir à son frère, qui expira peu de temps après. Le roi Moult-Benin en eut une sensible douleur. Pour son peuple, loin de regretter Riche-Cautèle, il fut ravi que sa mort assurât la succession du royaume à Bel-à-voir, dont le mérite était chéri de tout le monde.

Finette, qui était heureusement retournée avec ses sœurs, apprit bientôt la mort de Riche-Cautèle ; et, peu de temps après, on annonça aux trois princesses le retour du roi leur père. Ce prince vint, avec empressement, dans leur tour, et son premier soin fut de demander à voir les quenouilles de verre. Nonchalante alla quérir la quenouille de Finette et la montra au roi ; puis, ayant fait une profonde révérence, elle reporta la quenouille où elle l’avait prise. Babillarde fit le même manège ; et Finette, à son tour, apporta sa quenouille ; mais le roi, qui était soupçonneux, voulut voir les trois quenouilles à la fois. Il n’y eut que Finette qui pût montrer la sienne ; et le roi entra dans une telle fureur contre ses deux filles aînées, qu’il les envoya, à l’heure même, à la fée qui lui avait donné les quenouilles, en la priant de les garder toute leur vie auprès d’elle, et de les punir comme elles le méritaient.

Le bon naturel de Finette lui fit ressentir une douleur bien vive du destin de ses sœurs, et, au milieu de ses chagrins, elle apprit que le prince Bel-à-voir l’avait fait demander en mariage au roi son père, qui l’avait accordée sans l’en avertir ; car, dès ce temps-là, l’inclination des parties était la moindre chose que l’on considérait dans les mariages. Finette trembla à cette nouvelle ; elle craignait, avec raison, que la haine que Riche-Cautèle avait pour elle n’eût passé dans le cœur d’un frère dont il était si chéri ; et elle appréhenda que ce jeune prince ne voulût l’épouser pour la sacrifier à son frère. Pleine de cette inquiétude, la princesse alla consulter la sage fée qui l’estimait autant qu’elle avait méprisé Nonchalante et Babillarde.

La fée ne voulut rien révéler à Finette ; elle lui dit seulement : « Princesse, vous êtes sage et prudente : vous n’avez pris jusqu’ici des mesures si justes, pour votre conduite, qu’en vous mettant toujours dans l’esprit que défiance est mère de sûreté. Continuez de vous souvenir vivement de l’importance de cette maxime, et vous parviendrez à être heureuse sans le secours de mon art. » Finette, n’ayant pu tirer d’autre éclaircissement de la fée, s’en retourna au palais dans une extrême agitation.

Quelques jours après, cette princesse fut épousée par un ambassadeur, au nom du prince Bel-à-voir ; et on l’emmena trouver son époux, dans un équipage magnifique.

Quand Bel-à-voir la vit, il fut frappé de ses charmes ; il lui en fit compliment, mais d’une manière si confuse, que les deux cours, qui savaient combien ce prince était spirituel et galant, crurent qu’il en était si vivement touché, qu’à force d’être amoureux il perdait sa présence d’esprit. Toute la ville retentissait de cris de joie, et l’on n’entendait, de tous côtés, que des concerts et des feux d’artifice. Enfin, après un souper magnifique, on songea à mener les deux époux dans leur appartement.

Finette, qui se souvenait toujours de la maxime que la fée lui avait renouvelée dans l’esprit, avait son dessein en tête. Cette princesse avait gagné une de ses femmes, qui avait la clef du cabinet de l’appartement qu’on lui destinait, et elle avait donné ordre à cette femme de porter dans ce cabinet de la paille, une vessie, du sang de mouton, et les boyaux de quelques-uns des animaux qu’on avait mangés au souper. La princesse passa dans ce cabinet, sous quelque prétexte, et composa une figure de paille, dans laquelle elle mit les boyaux et la vessie pleine de sang. Ensuite elle ajusta cette figure en déshabillé de femme et en bonnet de nuit. Lorsque Finette eut achevé cette belle marionnette, elle alla rejoindre la compagnie, et peu de temps après, on conduisit la princesse et son époux dans leur appartement. Quand on eut donné à la toilette le temps qu’il lui fallait donner, la dame d’honneur emporta les flambeaux et se retira. Aussitôt Finette jeta sa femme de paille dans le lit, et se cacha dans un des coins de la chambre.

Le prince, après avoir soupiré deux ou trois fois fort haut, prit son épée, et la passa au travers du corps de la prétendue Finette. Au même moment, il sentit le sang ruisseler de tous côtés, et trouva la femme de paille sans mouvement. « Qu’ai-je fait ? s’écria Bel-à-voir. Quoi ! après tant de cruelles agitations ; quoi ! après avoir tant balancé si je garderais mes serments aux dépens d’un crime, j’ai ôté la vie à une charmante princesse que j’étais né pour aimer ! ses charmes m’ont ravi dès le moment que je l’ai vue ; cependant je n’ai pas eu la force de m’affranchir d’un serment qu’un frère possédé de fureur avait exigé de moi par une indigne surprise ! Ah ! ciel ! peut-on songer à vouloir punir une femme d’avoir de la vertu ? Eh bien ! Riche-Cautèle, j’ai satisfait ton injuste vengeance ; mais je vais venger Finette, à son tour, par ma mort. Oui, belle princesse, il faut que la même épée… »

Finette ne voulut pas qu’il fît une telle sottise ; aussi elle lui cria : « Prince, je ne suis pas morte. Votre bon cœur m’a fait deviner votre repentir ; et, par une tromperie innocente, je vous ai épargné un crime. »

Là-dessus Finette raconta à Bel-à-voir la prévoyance qu’elle avait eue, touchant la femme de paille. Le prince, transporté de joie d’apprendre que la princesse vivait, admira la prudence qu’elle avait en toutes sortes d’occasions, et lui eut une obligation infinie de lui avoir épargné un crime auquel il ne pouvait penser sans horreur.

Cependant, si Finette n’eût pas toujours été bien persuadée que défiance est mère de sûreté, elle eût été tuée, et sa mort eût été cause de celle de Bel-à-voir.

Vivent la prudence et la présence d’esprit ! elles préservèrent ces deux époux de malheurs bien funestes, pour les réserver à un destin le plus doux du monde.

Share on Twitter Share on Facebook