I.

Géographie et histoire de l’Ikongo. – Les Tanala. – Organisation sociale. Tribu, clan, famille. – Les lois.

Le district de l’Ikongo est situé au sud-est de Madagascar, à 40 kilomètres de la côte, entre le Betsileo et la région côtière. Lorsqu’on y pénètre en venant du Betsileo on éprouve une impression de satisfaction, car on quitte une région d’une désespérante monotonie, où tout est gris et triste, où rien ne vient jeter de gaieté sur un morne paysage, pour affronter tout à coup une forêt qui s’étend à perte de vue, sombre, mystérieuse et immense.

Une végétation luxuriante entoure le voyageur. Pervenches d’azur, campanules de pourpre, feuilles vert tendre aux nervures roses, mousses et dentelures des fougères arborescentes, corolles capricieuses des orchidées, autant de fleurs et de rameaux, autant de couleurs et de formes. Les gouttes de résine dorée suintent sur les troncs rugueux ; des lianes inextricables grimpent aux arbres séculaires, étreignant de leurs spires puissantes l’écorce lisse ou les fûts noirâtres des arbres. Au-dessus du sentier, s’élève un dôme de verdure impénétrable au soleil, plein d’humidité et de fraîcheur. Le relief du sol est très accentué : on monte d’interminables lacets, on descend des pentes abruptes, on contourne d’énormes blocs erratiques, on franchit à gué d’impétueux torrents. Une continuelle pénombre rend le paysage encore plus calme et plus mystérieux. Puis brusquement la voûte s’éclaire, les arbres deviennent plus petits et plus rares, et le soleil se montre. On a traversé la forêt et descendu la falaise. On n’est plus qu’à 600 mètres d’altitude.

Le décor est complètement changé. Une mer de collines verdoyantes s’étend vers l’est à perte de vue : c’est le pays des Tanala de l’Ikongo . « Toute la région du nord au sud est remarquable par la beauté de ses paysages, dit en 1882 un membre de la London Missionary Society, dans une communication à la Société Royale de Géographie de Londres. Elle est bien arrosée et fertile. À mon avis, le pays tanala est le district le plus riche de Madagascar et offre un vaste champ pour les entreprises agricoles de l’Européen, qui pourra y planter le café, la canne à sucre, la vanille et le thé. Je suis certain que les rivières du pays des Tanala charrient beaucoup d’or… » Les marais et les rizières du Betsileo ont fait place à des torrents qui bondissent dans les rochers, à des cascades qui tombent en nappes d’argent ; l’herbe rabougrie des hauts plateaux s’est transformée en une brousse haute et drue. Les plantes de la région côtière surgissent à chaque pas : c’est l’amomum dont les Tanala utilisent les feuilles pour boire dans les ruisseaux, c’est le bananier chargé de régimes, c’est le bambou aux gracieuses révérences, c’est le gigantesque éventail du pontsina ou arbre du voyageur. Des forêts couronnent la cime des coteaux, des bosquets s’étendent à profusion dans les moindres vallées. Ici tout est vert, tout est gai, tout chante, tout sourit. À chaque instant le spectacle varie : tantôt c’est le son rauque d’un coquillage de mer dont les Tanala se servent en guise de trompe et l’aboiement des chiens qui guident les chasseurs à la poursuite du sanglier, tantôt c’est une ronde enfantine qui chante au clair de lune ; ici les femmes font les semailles dans les cendres de la forêt brûlée, là-bas, dans le village aux toits de chaume, les vieillards jouent aux échecs ou souhaitent la bienvenue à l’étranger en lui offrant du riz et des œufs.

Les manières obséquieuses, l’accent nasillard des Betsileo ont disparu. Les hommes, élégants et fiers, tous armés de la hache, regardent le voyageur avec orgueil, et semblent le toiser. Leur parler est rude et guttural, leurs gestes vifs, leur physionomie intelligente et mobile. Les femmes sont sveltes, élancées, gracieuses.

L’opposition est donc complète entre le pays betsileo et le pays tanala. C’est que la montagne et la forêt ont mis de tout temps entre eux une barrière infranchissable. Les deux routes aujourd’hui les plus fréquentées, de Vinanitelo à Fort-Carnot et d’Ilepombe à Ankarimbelo, n’ont été longtemps que des pistes impraticables, empruntant le cours des torrents et gravissant à pic tous les obstacles. Large en moyenne d’une dizaine de kilomètres, recouvrant les pentes abruptes et les gigantesques dépressions de la falaise, la forêt a isolé les Tanala du plateau central, les a protégés contre la domination et l’influence hova, leur a permis de garder leur indépendance et de conserver encore une civilisation originale.

Leur pays s’arrête vers l’est, à 40 kilomètres de l’Océan. Aucun obstacle ne s’oppose aux relations avec la côte. Le relief du sol s’abaisse lentement, les collines diminuent peu à peu de hauteur, et se fondent progressivement avec les plaines mamelonnées de Vohipeno et de Loholoka. La flore ne varie pas subitement comme du côté de la falaise, l’aspect des villages avec leurs cases en bambous et en paille ne se modifie guère.

Enfin, les Tanala ne présentent pas avec les Antaimorona et les Betsimisaraka le même contraste violent qu’avec les Betsileo. Du côté de Bekatra et de Sahasinaka, ils se sont façonnés au contact de populations plus douces et plus civilisées ; d’autre part, l’Antaimorona et le Betsimisaraka de l’ouest ont subi l’influence de leurs rudes et belliqueux voisins. Il en résulte que l’on descend sans brusque transition, de Fort-Carnot à Vohipeno : les accidents du sol disparaissent, les vallées s’élargissent, les cultures s’étendent, les villages deviennent plus grands et plus peuplés, l’allure des habitants plus paisible ; mais tous ces changements sont progressifs et insensibles.

Véritable hinterland de la région côtière, complètement isolé du plateau central, l’Ikongo est donc ouvert vers l’est à toutes les influences et à toutes les invasions par les grandes coupures du Faraony, de l’Imananano, de l’Imanankara et de la Matitanana. Grâce à leurs longues vallées orientées parallèlement du nord-ouest au sud-est, ces fleuves forment des voies de communication naturelles entre l’Océan et la falaise.

Aussi, leur rôle politique et économique a-t-il été de tout temps considérable. Des conquérants venus d’au delà des mers, les Zafirambo, les ont remontés et se sont établis sur leurs rives ; les armées hova les ont suivis, des pirogues les descendent chaque jour pour porter à la côte les richesses de la forêt : la cire, le caoutchouc, le rafia.

Le fleuve Faraony sépare les Tanala de l’Ikongo, belliqueux et indépendants, de ceux d’Ifanadiana, plus pacifiques, et soumis depuis longtemps à la domination hova.

La Matitanana est le grand fleuve de l’Ikongo. Elle prend sa source derrière le massif de l’Iharanila, coule dans la forêt et vers le nord pendant une dizaine de kilomètres, puis s’infléchit brusquement vers le sud-est. Elle tombe alors de toute la hauteur de la falaise, en une majestueuse cascade, au milieu d’un cirque superbe.

Son principal affluent, la Sandrananta, prend sa source en plein pays betsileo, à l’ouest de l’Iratra. Après avoir coulé paisiblement et servi à l’irrigation des rizières, elle se précipite dans la forêt et se transforme en torrent. Après avoir reçu l’Isiranana, elle porte le nom d’Ambahive, et quand elle rejoint la Matitanana à Andemaka, elle est aussi importante qu’elle. Toutes les deux, elles ont servi de routes aux invasions venues de l’Orient, mais tandis que la Matitanana n’a dans l’Ikongo que son cours supérieur, et est plutôt un fleuve antaimorona, la Sandrananta, au contraire, est la rivière tanala par excellence. Elle coule au cœur de la région, ses affluents en dessinent le relief, ses rives rappellent une foule de légendes. C’est dans ses flots que les descendants des premiers rois ont jeté le pus des cadavres de leurs ancêtres, et c’est ce qui a valu aux Zafirambo leur autre nom de Zanak’Isandrananta .

Enfin, une des pistes les plus fréquentées du pays et qui, si l’on en croit la tradition, aurait existé depuis des siècles, descend sa rive gauche par Fort-Carnot, Marotady, Mahaly, Bekatra et l’Isaranana.

Pour se faire, d’ailleurs, une parfaite idée de la région, il suffit de faire l’ascension de l’Ikongo.

À l’ouest, la forêt noire et profonde, les puissants contreforts de l’Iratra et les hautes cimes de la falaise masquent le plateau betsileo et empêchent toute relation avec le centre de l’île. À l’est, le pays tanala s’étend, accidenté et boisé, véritable Suisse, digne demeure d’une race indépendante ; la Sandrananta serpente et brille au milieu des collines, puis va se perdre dans le pays antaimorona ; au loin, à l’horizon, au-dessus des plaines de la basse Matitanana, se profile la ligne bleue de l’Océan Indien, route mystérieuse des envahisseurs, confuse et incertaine comme la légende des Zafirambo. Ce paysage résume la géographie de l’Ikongo ; il explique son histoire, ses mœurs et sa civilisation.

Il serait trop long de faire l’histoire détaillée des Tanala. Qu’il nous suffise de dire qu’en 1861, Radama II accorda, par la force des choses, à l’Ikongo une indépendance pleine et entière ; que de 1868 à 1894, les Tanala eurent à lutter contre des voisins turbulents qui refusaient de reconnaître leur autorité, et qu’en 1897 leur chef, nommé Tsiandraofana, n’était nullement hostile à notre influence. Le 3 août 1897 nous pûmes installer un poste militaire près de sa résidence. Mais les Tanala étaient trop belliqueux, trop fiers et trop jaloux de leur indépendance séculaire pour écouter les conseils du vieux roi et accepter de plein gré notre autorité. Le 10 octobre, nos soldats durent enlever d’assaut le rocher d’Ikongo, où 4 000 Tanala s’étaient réfugiés. Les rebelles se dispersèrent alors dans la forêt, prêchant l’insoumission et groupant autour d’eux tous les mécontents. En 1899, Andriamanapaka, fils de Tsiandraofana, fit cause commune avec eux, et Andriantsimurina surprit et incendia le poste de Sahasinaka. Nous dûmes battre la forêt en tous sens, couvrir le pays d’un réseau de postes très rapprochés et organiser de véritables chasses à l’homme pour venir à bout de la résistance des dernières bandes d’insurgés.

Signalé partout à la fois et toujours insaisissable, Andriampanoha nous résista jusqu’en décembre 1901. Sa soumission consacra la pacification de l’Ikongo.

Longtemps avant l’occupation française, les Tanala étaient pourvus d’une organisation sociale bien définie. Ils possédaient une foule de coutumes que Tsiandraofana respectait religieusement dans ses jugements, et qui, bien que non codifiées et variables suivant les régions, n’en avaient pas moins force de loi.

Au nombre de 24 000 environ, ils se répartissent encore en six tribus, subdivisées en clans et en familles.

Chacune de ces tribus était autrefois commandée par un noble, sous la suzeraineté de Tsiandraofana. L’autorité de ces chefs était théoriquement très précaire, car aucune loi ne les autorisait à punir leurs sujets en cas de refus d’obéissance.

En réalité, ils exerçaient une affreuse tyrannie. Raboba, toujours ivre, tirait des coups de fusil sur les hommes, coupait les poignets des femmes qui lui résistaient et leur faisait ouvrir le ventre. Rares sont les rois qui ont laissé dans l’Ikongo une réputation de sagesse et de bonté.

Les villages et les familles ont également leurs chefs. De concert avec le fokon’olona, ou réunion de tous les hommes libres, ces vieillards règlent certains procès et partagent à l’amiable les terrains de culture. En cas de guerre, les Tanala se groupent aussi par fehy, c’est-à-dire par bannières, sous les ordres des plus courageux et des plus influents d’entre eux.

Après la tribu et le clan, la famille est un des éléments constitutifs de la société. Elle est toujours très nombreuse, et les liens de parenté sont à la fois très étendus et très vagues.

La plupart du temps, les Tanala désignent du même nom leurs grands-pères et les frères de leurs grands-pères, leurs pères et leurs oncles, leurs fils et leurs neveux. Quand on veut être renseigné avec certitude sur leur famille, il faut avoir soin de leur demander s’ils parlent réellement du père qui les a engendrés ou du frère de ce père, de leur propre fils ou du fils d’un de leurs frères, sœurs ou cousins.

Les adoptions et la coutume de l’échange du sang rendent encore la parenté plus confuse. Un Malgache peut toujours adopter quelqu’un, à n’importe quel âge et dans n’importe quelles conditions. La personne adoptée porte dès lors le titre de fils ou de fille, et elle a les mêmes droits qu’un enfant par la nature.

Dans la cérémonie de l’échange du sang, ou vahi-ra, deux Tanala se font une légère incision sur la poitrine et se boivent mutuellement quelques gouttes de sang en prononçant des imprécations et des formules sacrées. Ils sont dès lors « frères de sang », se doivent aide et assistance, et se considèrent comme aussi unis que par les liens de la nature.

Les esclaves faisaient également partie de la famille. Ils étaient capturés pendant la guerre, ou achetés aux trafiquants. Leur maître les traitait comme ses enfants : ils mangeaient et couchaient dans sa maison. Il pouvait les vendre, mais non les tuer, même en cas de tentative d’évasion. Une petite fille valait 16 bœufs, une femme 13 et un petit garçon 11. Un homme n’en valait plus que 3, car il pouvait à chaque instant prendre la fuite. L’abolition de l’esclavage fut annoncée aux Tanala le 6 août 1897.

La polygamie est encore d’un usage courant dans l’Ikongo. Le nombre des femmes peut être illimité, mais les plus grands chefs se contentent aujourd’hui d’une dizaine de compagnes. L’épouse préférée porte le nom de vadi-be et a autorité sur les autres.

Chez le peuple, deux jeunes gens ne peuvent s’unir que tant que leurs familles ont des tombeaux différents. Chez les Zafirambo, le mariage est interdit entre cousins germains issus de deux frères, mais il est permis entre cousins issus d’un frère et d’une sœur. Le maître peut épouser une de ses esclaves, et la condition de celle-ci se trouve alors modifiée suivant les coutumes locales. Chez les Sandrabe, elle devient libre par le fait même du mariage et sans autre formalité ; chez les Marohala, elle ne le devient que si son maître l’a proclamé en présence du fokon’olona ; chez les Antaisahafina, elle continue à être esclave et porte le nom de vadi-sindrano. Néanmoins, les enfants qu’elle a avec son maître naissent et restent libres. La femme et les enfants en âge de raison sont toujours consultés pour les affaires de famille.

Tout noble qui prend la femme d’un roturier doit payer en guise d’amende : à Fort-Carnot et à Sahalanona, une vache pour le peuple ; à Bekatra une ou deux piastres selon le cas ; à Sahasinaka, un bœuf de deux ans ; à Ankarimbelo, quatre bœufs dont trois pour le mari trompé et un pour le peuple. Si c’est un roturier qui prend la femme d’un noble, les amendes sont plus lourdes : à Belowoka, une vache ; à Sahasinaka et à Bekatra, un bœuf de six ans ; à Sahalanona, huit bœufs d’amende ; à Fort-Carnot, huit vaches. Les coutumes d’Ankarimbelo sont plus sévères : tout roturier qui prend la femme d’un noble devient l’esclave de ce noble, à moins de payer une amende de quinze bœufs, dont onze pour le mari et quatre pour le peuple.

Il faut d’ailleurs remarquer que le mari peut divorcer sans aucune formalité, et que la femme n’a droit à aucune compensation, pécuniaire ou autre, à moins d’un contrat de mariage spécial.

Dans les cas graves, un père peut rejeter son enfant qui dès lors ne fait plus partie de la famille. Autrefois l’enfant qui se laissait aller à un besoin naturel au moment de la circoncision était mis à mort. Son oubli était considéré comme une preuve de l’infidélité de sa mère, qui était répudiée. On se contente aujourd’hui de le rejeter.

Lors du mariage, les biens des conjoints ne sont pas mis en commun ; il en résulte que s’il n’y a pas de postérité et qu’un des époux vienne à mourir, ses biens retournent à sa famille et non pas à l’autre conjoint ; si au contraire des enfants sont issus du mariage, la fortune de leurs parents leur revient de droit.

En cas de partage d’un héritage entre deux enfants de sexe différent, le garçon est avantagé. À Fort-Carnot et à Ankarimbelo, il reçoit les deux tiers des biens ; à Belemoka, à Bekatra et à Sahalanona, la fille confie sa part d’héritage à son frère, sans toutefois y renoncer et à charge d’être entretenue par lui ; à Sahasinaka, l’héritage est partagé également entre tous les enfants, quel que soit leur sexe.

D’une façon générale, l’aîné est avantagé. Si l’héritage comprend 4 bœufs, chaque enfant en aura 2 ; mais s’il en comprend 5, l’aîné en aura 3 et le cadet 2. L’aîné peut recevoir ainsi jusqu’aux deux tiers de l’héritage. S’il y a plusieurs enfants, garçons et filles, le fils aîné est avantagé, et les autres ont des parts égales. À Bekatra, l’héritage est mis en commun et reste indivis si les enfants sont issus de la même mère ; s’ils sont nés de mères différentes, les biens sont également partagés entre eux. Les enfants par l’adoption ont les mêmes droits d’héritiers que les enfants par la nature.

Les coutumes règlent donc les rapports entre tous les membres d’une même famille, et ont force de loi. Elles déterminent également les droits et les devoirs de chaque individu dans la société, fixent les règles de l’instruction et de la procédure, la quotité des peines et des amendes, la nature des crimes et des délits.

Il existe dans l’Ikongo deux degrés de juridiction : le fokon’olona et le zafirambo, chef de tribu.

Le fokon’olona est la réunion de tous les hommes libres du village, du clan ou de la tribu. Il est présidé, suivant l’importance de l’assemblée, par un chef de village, de famille ou de clan, ou bien par les délégués du roi. La plupart du temps ces délégués sont zafirambo, quelquefois roturiers. Dans ce dernier cas, ils ont été choisis comme conseillers à cause de leur sagesse et de leur influence. Le fokon’olona ainsi constitué peut infliger des amendes dont il fixe lui-même la quotité ; il connaît en premier ressort de toutes les affaires qui lui sont présentées ; toutefois, après s’être de lui-même déclaré incompétent, il peut les renvoyer devant le zafirambo, chef de tribu. Les parties ont également le droit de faire appel devant ce second tribunal, si le jugement du fokon’olona ne les satisfait pas. Le zafirambo, assisté de ses conseillers, confirme ou casse la première sentence. Un procès peut être encore porté directement devant lui, et il juge alors en premier et dernier ressort. Il a seul qualité pour prononcer une condamnation à mort.

L’affaire est instruite par le fokon’olona sous la direction de ses chefs ou des délégués du roi. Le nombre de témoins requis varie avec les régions. En cas d’insuffisance de témoins, il est procédé à l’épreuve du tanguin. Ce poison n’y joue d’ailleurs aucun rôle. À Fort-Carnot, on effet, le roi se contente de jeter une pierre dans de l’eau bouillante, de la faire prendre par un des assistants et de la lui faire déposer lentement dans un panier. L’opérateur est alors gardé à vue, et si le lendemain sa main est échaudée c’est que l’accusé est coupable. Il est à remarquer que l’inculpé ne subit pas personnellement l’épreuve, de peur qu’il n’emploie des sortilèges pour se préserver des brûlures. À Ankarimbelo pourtant, il lèche lui-même un fer chauffé à blanc, et si sa langue reste indemne il est réputé innocent. Dans un procès où les deux parties ne peuvent pas produire de témoins, on les fait nager dans un remous de la Matitanana, près du confluent du Manambondro. Les caïmans épargnent l’innocent et happent le coupable… En cas de vol, les chefs de village réunissent tous les habitants et se font rendre compte de l’emploi de leur temps. Ceux qui ne peuvent pas justifier de leur absence sont réputés coupables.

Les amendes consistent en piastres, quelquefois en bêches ou en rhum, le plus souvent en bœufs. Elles sont partagées en proportions variables entre le plaignant, les juges et les assistants. Elles servent donc à la fois de dommages-intérêts à l’une des parties et d’émoluments au tribunal. Distribuées au peuple, elles consacrent le jugement et ajoutent à sa solennité.

Les punitions de prison sont inconnues. Les assassins seuls sont frappés de la peine capitale. Les parents de la victime, aidés de la foule, les tuent à coups de hache et de sagaie ou bien les étranglent, dès que le roi a prononcé la sentence de mort, et sans autre formalité. À Bekatra, ils peuvent demander en plus la confiscation des biens du coupable. À Ankarimbelo, le condamné à mort doit payer quatre bœufs d’amende que l’on égorge en même temps que lui. Son corps est enterré sur le lieu de l’exécution, au lieu d’être déposé dans le tombeau familial.

En fait de délits, les coutumes tanala ne prévoient et ne répriment guère que le vol. Un voleur de bœufs est condamné à les restituer. Il paye en plus tantôt une amende fixe de un à huit bœufs, tantôt une amende proportionnée à l’importance du larcin. D’après les coutumes de Belewoka, un voleur de volailles doit en restituer le double ; partout ailleurs il ne restitue que ce qu’il a volé, et pour lui faire honte les gens du village lui jettent à la tête des plumes et des intestins de poule. Celui qui vole une ruche doit rembourser le prix du miel et de la cire et payer un bœuf ou une dame-jeanne de rhum. Celui qui vole de la toile est condamné à la restitution et à une amende d’une piastre par pièce d’étoffe dérobée. Un voleur de riz doit généralement en rembourser la valeur et payer une amende de un à quatre bœufs. D’après les coutumes de Sahasinaka, s’il est insolvable, il peut devenir l’esclave de son créancier. Les vols de manioc, de patates, de cannes à sucre ne sont ordinairement prévus et réprimés par aucune coutume. Toutefois sont frappés d’une amende d’une vache ceux qui volent du manioc dans un champ en quantité suffisante pour faire une charge d’homme. Ceux qui ne dérobent que quelques racines, pour apaiser leur faim, ne sont pas punis.

Telle était l’organisation sociale de l’Ikongo avant la conquête française. Nous n’y avons apporté que les modifications indispensables. La division en clans et en tribus subsiste encore sous des noms différents ; les zafirambo les plus populaires et les plus dévoués à notre cause ont conservé leurs anciens commandements, les autres ont été remplacés par des chefs élus par le peuple. Nous nous sommes contentés d’abolir l’esclavage et d’assurer à la femme une situation plus stable dans la famille. Elle était autrefois à la merci de son époux. Devenue vieille, elle était répudiée et une rivale plus jeune la remplaçait. L’établissement de l’état civil et les progrès de la morale lui assurent aujourd’hui une condition sociale plus digne et moins précaire. Dans les jugements, il nous a suffi de nous inspirer des lois de Tsiandraofana, en supprimant les dispositions trop barbares, et en adoucissant les pénalités trop rigoureuses. Il nous a été ainsi très facile de concilier avec la civilisation et avec l’humanité le respect que l’on doit aux coutumes et aux traditions d’un peuple.

Il serait étonnant que les Tanala, pourvus d’une organisation sociale avancée, possédant une histoire et des traditions, n’eussent pas également une religion. Ils croient, en effet, en un Dieu unique, éternel et créateur, Zanahary, et à l’immortalité de l’âme. Leurs poétiques croyances, leurs ingénieuses explications sur l’origine du monde et sur les destinées humaines sont comparables aux plus beaux souvenirs de la mythologie grecque et romaine. La descente du Fils de Dieu sur terre, la création successive de l’homme, du soleil, des étoiles, ne nous font-elles pas penser aux légendes les plus pittoresques de l’antiquité ?

La Terre, dit le conteur tanala, voulut une fois combattre le Ciel. Pour l’atteindre, elle se gonfla et donna ainsi naissance aux montagnes. Dieu intervint alors : « Je suis votre créateur, dit-il, ne vous battez pas. Si la Terre se plaint de ne pas avoir d’habitants, je vais la peupler. »

Il créa alors les races humaines : les Vazaha ou Européens, les Tanala, les Bara, les Antaimorona, les Betsileo, les Betsimisaraka, les Hova. Les races noires, pressées de descendre sur terre, n’attendirent pas les instructions divines, et restèrent dans l’ignorance. Les Vazaha demeurèrent plus longtemps auprès de Dieu, écoutèrent ses conseils, apprirent ce qui leur était nécessaire dans la vie, et reçurent tous les dons, sauf celui de création. C’est pour cette raison qu’ils savent tout faire, sauf animer un être. Munis de tous ces présents, ils descendirent à leur tour sur terre, et Dieu créa la mer pour les séparer des races noires, afin qu’ils ne devinssent pas ignorants et barbares à leur contact.

Dieu dit alors à son Fils, Zanazanahary : « Réunissez les peuples de la terre, à l’exception des Vazaha, et demandez-leur ce qu’ils veulent. »

Le Fils descendit sur terre : « Mon Père, s’écria-t-il, a dit que les Vazaha, semblables aux bananiers, mourraient pour ne plus reparaître, et que leurs fils les remplaceraient. Et vous ? voulez-vous mourir comme les Vazaha, ou bien comme la Lune qui meurt pour renaître chaque soir ? » – « Nous voulons mourir comme les Vazaha, à la façon des bananiers », répondit le peuple. C’est pour cette raison que les vieillards trépassent pour laisser la place à leurs enfants.

Le Fils de Dieu ajouta :

« Je vous donne pour vêtements l’écorce des arbres et le jonc des marais, et je pourvoirai à votre nourriture. Je reste encore un jour sur terre. Allez et réfléchissez, car vous pourrez me demander ce que vous voulez. »

Un homme, profondément endormi, n’avait pas répondu à l’appel du Fils de Dieu ; apprenant par le peuple qu’il était encore sur terre, il alla le trouver : « Vous avez comblé les autres de bienfaits, lui dit-il ; mais à moi, qui étais absent, qu’allez-vous me donner ? » – « Je te fais maître de la terre, répondit le Fils de Dieu. Va-t’en et dis aux hommes que tu es leur roi ; tu empêcheras ceux qui te désobéiront de cultiver la terre et de nourrir ainsi leur famille, et je les tuerai. »

Le Fils de Dieu regagna alors le ciel, et, en s’élevant dans les airs il eut l’idée de tuer un homme, pour voir ce que feraient les autres. Les autres se mirent à pleurer, et le Fils de Dieu, ému de cette douleur, alla demander à son Père des remèdes pour le ressusciter.

Après avoir reçu une poussière destinée à la résurrection des morts, il redescendit sur terre. Mais il se trouvait encore dans le firmament, qu’il vit chanter et danser les hommes qui pleuraient auparavant. « Puisqu’ils se consolent de la mort, s’écria-t-il, je ne leur donnerai pas la poussière de la résurrection », et il la jeta dans les eaux et dans l’air. Aussi, depuis ce temps-là, l’air guérit les hommes étouffés par la chaleur, et l’eau, projetée sur un malade évanoui, le ramène à la vie. Parvenu dans le ciel, le Fils de Dieu rendit compte à son Père de sa mission : « Quand j’ai quitté la terre, les hommes pleuraient ; quand j’y suis revenu, ils dansaient ! » – « Puisque la mort ne les attriste pas, répondit le Père, je les ferai mourir, eux et leurs enfants. La terre ne gardera que leurs os, et leurs âmes monteront au ciel. »

Dieu créa alors le Soleil, la Lune et les Étoiles pour éclairer le monde, puis il leur dit : « Mon Fils est malade ; le devin exige pour sa guérison la mort de l’un d’entre vous. » – « Non, répondirent les astres, nous ne pouvons pas donner notre vie pour la guérison de votre Fils. » Dieu s’adressa alors aux nuages : « Qui d’entre vous veut sacrifier sa vie pour le salut de mon Fils ? » – « Tuez celui que vous voudrez parmi nous, répondirent-ils, si cet holocauste peut sauver votre Fils. » – « Puisque vous êtes prêts à donner votre existence pour mon Fils, je vous considère comme mes enfants », s’écria Dieu, et pour les récompenser il leur donna le pouvoir d’obscurcir le Soleil, la Lune et les Étoiles.

Comme on le voit, le Dieu des Tanala est encore primitif ; il est fait à leur image, et, comme eux, il consulte le devin à propos de la maladie de son Fils. Mais à côté de cette conception encore bien simple de la divinité, il existe une croyance très précise en l’immortalité de l’âme.

Les Tanala donnent à l’âme trois noms différents. Tantôt, ils l’appellent aloya, et ce mot semble désigner la forme extérieure de l’âme, c’est-à-dire une ombre. Malheur à celui qu’effleure cette ombre : c’est pour lui un signe de mort. Tantôt ils la dénomment ambiroa. L’ambiroa paraît être l’essence même de l’âme, ce qu’il y a en elle d’impalpable et d’immortel. Tantôt enfin, ils la désignent par le mot pahasivy, c’est-à-dire « neuvième » ; dans le sikidy, en effet, l’âme des morts est représentée par la neuvième figure : il en résulterait que cette appellation pourrait s’appliquer aux âmes des morts considérées comme bienfaisantes ou malfaisantes dans leurs rapports avec les vivants, et à qui l’on adresse des prières, des offrandes, des sacrifices.

L’âme ne monte pas directement au ciel ; elle subit d’abord une série de passages dans le corps de certains animaux, les uns imaginaires, les autres réels. Ces diverses transformations rappellent la théorie de la métempsycose : elles en diffèrent toutefois en ce sens que l’homme pourrait, dans une certaine mesure, choisir lui-même la future demeure de son âme. D’après la croyance la plus répandue, l’âme des morts se transforme d’abord en kokolampy. Ce kokolampy est un être imaginaire : spectre à longs cheveux, il erre dans les forêts sombres, rôde autour des tombeaux, se nourrit de crabes, et le jour se cache dans les grottes. La nuit, il fait entendre des appels sinistres, analogues, mais avec plus d’intensité, au chant quatre fois répété de notre chouette. Alors, le silence règne, lugubre, dans les villages ; les conversations cessent, et quelquefois, dit la légende, la toiture des cases s’écroule, les feux s’éteignent. Le cri du kokolampy est sans doute celui de l’oiseau appelé anka ou torotoroka, mais il inspire dans l’Ikongo une crainte superstitieuse, et jamais un Tanala n’ose s’aventurer seul la nuit dans la grande forêt. Quand le kokolampy meurt, l’âme se réfugie dans le corps d’un gros papillon nocturne, très avide de miel, le voangoambe. Quand on le rencontre, c’est un signe de mort pour un membre de la famille. À la mort du voangoambe, l’âme passe dans le corps d’un caméléon du Tam-be ; puis dans celui d’un insecte appelé angalatsaka, et enfin dans celui de la fourmi. À la mort de la fourmi, l’ambiroa reste libre dans les airs.

Les transformations de l’âme peuvent encore être différentes. Elle vient habiter parfois dans le corps du vorondreha, sorte de gros faucon que les Tanala s’abstiennent de tuer, et dont le cri présage pour eux soit le décès d’un roi, soit une guerre future. À sa mort, cet oiseau se transforme en ces légers tourbillons de vont, vara, qui entraînent à la surface du sol des brindilles et des feuilles sèches. Malheur à un Tanala quand le vara se dirige vers lui ! Malheur à lui, quand, ce tourbillon faisant du bruit dans les herbes, il va voir ce que c’est et trouve un œuf de perdrix : c’est un signe de mort pour lui ou pour ses parents. Enfin, les âmes peuvent aussi habiter dans le corps de toutes sortes d’animaux, même des caïmans.

Les mânes des morts portent encore deux noms différents : les lolo et les angatra. On a cru voir quelquefois, dans les angatra, la personnification du principe du Mal, en opposition avec Zanahary, le principe du Bien. Cette conception de deux divinités, l’une bienfaisante, l’autre malfaisante, et toujours en lutte, n’existe pas chez les Tanala. Pour eux, les angatra ou lolo sont simplement les âmes des défunts. Elles errent sur la terre, rôdent autour des villages, se groupent dans les champs, formant de véritables cités des ombres.

Il existe telle rizière, à l’est de Fort-Carnot, que les indigènes ne cultivent jamais : elle est habitée par les lolo. Il existe tel terrain près de Marotady, où les Marohala ne veulent pas construire de maisons ; il est hanté par les angatra.

Le massif de l’Iratra ou Ambondrombe forme les Champs-Élysées de la légende malgache. C’est là que demeurent les âmes des Tanala, des Betsileo, des Bara, des Hova ; c’est de là aussi que descend le Maintimbahatra, rivière sacrée de l’Ikongo. Dans son cours de 30 kilomètres, au milieu de la forêt vierge, dans ses ondes fraîches, transparentes et rapides, viennent se désaltérer les lolo qui errent dans les bois. C’est là aussi qu’habitent les fées, les andriambavyrano aux longs cheveux, qui nagent dans les eaux profondes, et se cachent dans le creux des rochers.

Les âmes des morts ne se désintéressent nullement de ce qui se passe sur terre. Elles continuent à avoir des besoins, elles s’adressent aux vivants, leur envoient des songes, leur demandent des offrandes et leur donnent en échange la santé ou la maladie. Souvent même, elles sont malfaisantes, et, quand on ne peut pas se concilier leurs faveurs, on cherche à les éloigner des villages par tous les moyens possibles. Ainsi, afin de les empêcher de pénétrer dans les cases, on place près de la porte une petite massue et une hachette en bois, recouvertes d’un chapeau de paille. Cette conception toute physique de leur existence, cette notion de leur toute-puissance et de leur ingérence continuelle dans les affaires de ce monde, ont pour conséquence le culte que les Tanala professent pour elles.

Si l’on parcourt l’Ikongo, on trouve à chaque pas des monuments de pierre. Certains consistent en d’immenses pierres levées, tantôt isolées, tantôt groupées, et atteignant parfois 3 et 4 mètres de hauteur. Ces sortes de menhirs portent le nom de vato-lahy ou d’orimbato. Ils n’ont pas un caractère religieux très marqué. Tantôt ils sont destinés à perpétuer la mémoire d’un homme ; tantôt ils rappellent certains événements, grandes palabres, traités entre les rois tanala ; les vato-lahy de Marotady consacrent un pacte d’alliance conclu entre les chefs zafirambo ; tantôt ils ont été élevés lors de la fondation d’un village, et dans ce cas ils portent plus particulièrement le nom d’orimbato ; tantôt enfin, leur signification s’est perdue dans le cours des siècles : le menhir d’Antaranzaha a été élevé par les hommes d’autrefois, à quelle occasion ? en quel honneur ? les indigènes eux-mêmes n’en savent rien.

D’autres monuments, très nombreux encore dans le pays tanala, ont la forme de dolmens. Tantôt, ils sont isolés et se dressent au bord d’un sentier, sous un arbre ; tantôt, ils forment des alignements de quatre à six autels. C’est là qu’avant d’enterrer leurs morts, les Tanala viennent verser le pus et les matières liquides qui découlent des cadavres ; c’est là que d’après eux, habitent les âmes des ancêtres, c’est là aussi qu’ils leur adressent leurs prières et leurs remerciements. On y trouve toujours une feuille d’amomum ou de bananier, autrefois pleine de riz et de manioc, avec un nœud de bambou destiné à recevoir du rhum ou du miel. Souvent, les offrandes sont plus variées et plus appropriées aux divers besoins des âmes. À Vohimary existe un alignement très pittoresque. Un autel est dédié aux mânes d’une femme ou d’un enfant : il est surmonté d’un jouet ; d’autres sont dédiés à des hommes : on y voit une assiette, une pipe, un chapeau, un bambou contenant du rhum. À côté de chaque dolmen, se dressent des pierres en forme de bornes et revêtues d’étoffes destinées à servir de vêtements aux lolo. Enfin, en arrière de cet alignement, s’élève une perche surmontée de deux cornes de bœuf, témoignant de la piété des habitants de Vohimary et des sacrifices qu’ils font aux mânes des défunts.

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