L’histoire et l’éloquence.
Vous m’engagez à écrire l’histoire, et vous n’êtes pas le seul ; beaucoup d’autres me l’ont conseillé souvent, et j’y suis décidé moi-même ; ce n’est pas que je me flatte de réussir en ce genre (il y aurait de la témérité à le croire, sans avoir essayé) ; mais je ne vois rien de plus honorable que d’empêcher de périr la mémoire de ceux qui méritent l’immortalité et d’assurer la gloire des autres en même temps que la sienne. Or nul désir, nulle passion ne me tente plus que celle de la renommée, récompense la plus digne d’un homme, surtout de l’homme qui, n’ayant conscience d’aucune faute, ne redoute pas le souvenir de la postérité. Aussi est-ce jour et nuit le sujet de toutes mes pensées : « oh ! si je pouvais moi aussi m’élever au-dessus de la terre ! » car cela suffirait à mes vœux. Ceci au contraire dépasse mes vœux : « Victorieux voler sur les lèvres des hommes !… Pourtant, oh ! si… » Mais il suffit de ce que l’histoire semble promettre presque seule. Car un discours ou un poème jouissent de peu de faveur, à moins d’être d’un style parfait ; l’histoire, quelle qu’en soit la forme, plaît. C’est que les hommes sont naturellement curieux et s’intéressent à la nouveauté même toute nue, au point qu’ils se laissent séduire par des contes et des fables même.
Quant à moi, un exemple domestique m’invite encore à cultiver ce genre. Mon oncle maternel , qui a été aussi mon père par adoption, a écrit l’histoire, et y a mis une scrupuleuse fidélité. Or je lis dans les sages que rien n’est plus beau que de marcher sur les traces des aïeux, quand ils nous ont ouvert la bonne voie. Quelle est donc la cause de mes hésitations ? La voici : j’ai plaidé de grandes et lourdes causes ; et, quoique je ne mette pas en elles de grandes espérances, je me propose de les retoucher, pour ne pas exposer ce travail, qui m’a tant coûté, si je lui refuse ce dernier soin, à périr avec moi. Car, au regard de la postérité, tout ce qui n’est pas achevé, n’est pas même commencé. « Vous pouvez, direz-vous, mener de front la revision de vos plaidoyers et la composition d’une histoire. » Plût aux dieux ! Mais chacun de ces ouvrages est si considérable, que c’est déjà beaucoup d’en exécuter un.
J’ai débuté au barreau à dix-neuf ans, et je commence à peine à entrevoir, confusément encore, toutes les qualités qu’on exige d’un orateur ; que sera-ce, si à ce fardeau s’en ajoute un autre ? L’éloquence et l’histoire ont, sans doute, bien des traits communs, mais aussi bien des différences dans ces caractères eux-mêmes qui leur paraissent communs. La narration appartient à l’une et à l’autre, mais elles la traitent diversement. La première se plaît aux faits vulgaires, communs, terre à terre ; la seconde aux actions rares, éclatantes, sublimes ; à l’une convient une forte nature, des muscles et des nerfs, à l’autre un peu d’embonpoint et même quelque panache ; l’une aime surtout la vigueur, l’âpreté, la véhémence ; l’autre la lenteur, la douceur et même la grâce ; enfin elles diffèrent par les mots, par les sons, par la construction des phrases ; Thucydide l’a dit, c’est tout autre chose de léguer aux hommes un bien impérissable, comme l’historien, ou de livrer un combat de circonstance, comme l’orateur.
Tels sont les motifs qui me détournent de confondre, et de mêler deux sortes d’ouvrages si différents, et d’autant plus opposés qu’ils sont plus importants ; je crains que, troublé par un mélange si hétérogène je ne mette là ce qui convient ici ; c’est pourquoi provisoirement, je demande, pour ne pas quitter le langage du barreau, un sursis. Vous, néanmoins, réfléchissez dès à présent à l’époque qu’il me convient d’aborder. Sera-ce une époque ancienne et dont on a déjà l’histoire ? Les matériaux sont tout prêts, mais la comparaison sera redoutable. Choisirons-nous des temps non déflorés et modernes ? C’est beaucoup d’inimitiés et peu de reconnaissance à en attendre. Car, outre que, dans une si grande corruption des mœurs, on a plus souvent à blâmer qu’à louer, on paraîtra toujours avare d’éloges, prodigue de blâmes, même si on distribue les uns à pleines mains, les autres avec une extrême réserve. Mais ce n’est pas ce qui m’arrête (je me sens en effet assez de courage pour dire la vérité) ; ce que je vous demande, c’est de m’ouvrir la voie que vous m’engagez à parcourir et de me choisir un sujet, afin qu’une fois prêt à écrire, je ne rencontre plus de raison sérieuse d’hésiter et de différer. Adieu.