L’achat d’une terre.
Je vous prends, selon mon habitude, pour conseiller au sujet de ma fortune. Une propriété voisine et même enclavée dans mes terres est à vendre. Bien des raisons me tentent, d’autres non moins fortes m’en détournent. Je suis sollicité d’abord par le bel effet que produirait la réunion, ensuite, l’économie jointe à l’agrément de pouvoir visiter les deux domaines d’un seul effet, d’un seul voyage, les confier à un seul intendant, presque aux mêmes exploitants, de soigner et d’embellir l’une des deux villas, d’entretenir seulement l’autre. Je fais entrer dans ce calcul la dépense pour le mobilier, la dépense des portiers, des jardiniers, des ouvriers et même des équipages de chasse, frais dont l’importance varie beaucoup, si on les réunit en un seul endroit ou si on les disperse en plusieurs. En revanche je crains qu’il n’y ait quelque imprudence à exposer une si vaste propriété aux mêmes variations de climat, aux mêmes hasards. Il semble plus sûr de se précautionner contre les caprices de la fortune par la diversité de situation de nos biens. N’y a-t-il pas aussi beaucoup de charme à changer de pays et d’air et à voyager d’un de ses domaines à l’autre ?
Et puis, voici le point capital de ma délibération : la terre est fertile, grasse, bien arrosée ; le bien se compose de terres labourables, de vignobles, de forêts, dont le bois fournit un revenu modique, mais assuré ; mais l’indigence des cultivateurs épuise cette fécondité du sol. Le propriétaire précédent a vendu plusieurs instruments de travail et tout en diminuant pour le présent les dettes des fermiers, il a tari les forces productives pour l’avenir, et l’absence de production a de nouveau grossi les dettes. Il faudra donc que je leur fournisse des esclaves, d’autant plus chers, que je les veux bons ; car je n’emploie nulle part d’esclaves enchaînés, et personne ne le fait ici.
Je n’ai plus à vous instruire que du prix auquel on peut acheter ce domaine, trois millions de sesterces ; ce n’est pas qu’il n’en ait valu jadis cinq, mais la rareté actuelle des fermiers et la misère des temps ont fait baisser d’abord les revenus et ensuite les prix des terres. Vous vous demandez si je puis réunir facilement même ces trois millions. Il est vrai que la plus grande partie de ma fortune est en terres. J’ai pourtant quelque argent prêté à intérêts, et je ne me gênerai pas pour emprunter ; je puiserai dans la bourse de ma belle-mère, dont j’use comme de la mienne. D’ailleurs, ne vous en faites pas de souci, pourvu que les autres considérations ne vous arrêtent pas ; examinez-les donc, je vous prie avec la plus grande attention. Car dans la gestion d’une fortune, comme en toutes choses, vous avez infiniment d’expérience et de sagesse. Adieu.