III

Je vais m’appliquer à donner une idée du caractère général qui domine les œuvres d’Edgar Poe. Quant à faire une analyse de toutes, à moins d’écrire un volume, ce serait chose impossible, car ce singulier homme, malgré sa vie déréglée et diabolique, a beaucoup produit. Poe se présente sous trois aspects : critique, poëte et romancier ; encore dans le romancier y a-t-il un philosophe.

Quand il fut appelé à la direction du Messager littéraire du Sud, il fut stipulé qu’il recevrait 2 500 francs par an. En échange de ces très-médiocres appointements, il devait se charger de la lecture et du choix des morceaux destinés à composer le numéro du mois, et de la rédaction de la partie dite éditorial, c’est-à-dire de l’analyse de tous les ouvrages parus et de l’appréciation de tous les faits littéraires. En outre, il donnait très-souvent une nouvelle ou un morceau de poésie. Il fit ce métier pendant deux ans à peu près. Grâce à son active direction et à l’originalité de sa critique, le Messager littéraire attira bientôt tous les yeux, j’ai là, devant moi, la collection des numéros de ces deux années : la partie éditorial est considérable ; les articles sont très longs. Souvent, dans le même numéro, on trouve un compte rendu d’un roman, d’un livre de poésie, d’un livre de médecine, de physique ou d’histoire. Tous sont faits avec le plus grand soin, et dénotent chez leur auteur une connaissance des différentes littératures et une aptitude scientifique qui rappelle les écrivains français du XVIIIe siècle. Il paraît que pendant ses précédentes misères, Edgar Poe avait mis son temps à profit et remué bien des idées. Il y a là une collection remarquable d’appréciations critiques des principaux auteurs anglais et américains, souvent des mémoires français. D’où partait une idée, quelle était son origine, son but, à quelle école elle appartenait, quelle était la méthode de l’auteur, salutaire et dangereuse, tout cela était nettement, clairement et rapidement expliqué. Si Poe attira fortement les yeux sur lui, il se fit aussi beaucoup d’ennemis. Profondément pénétré de ses convictions, il fit une guerre infatigable aux faux raisonnements, aux postiches niais, aux solécismes, aux barbarismes et à tous les délits littéraires qui se commettent journellement dans les journaux et les livres. De ce côté-là, on n’avait rien à lui reprocher, il prêchait l’exemple ; son style est pur, adéquat à ses idées, et en rend l’empreinte exacte. Poe est toujours correct. C’est un fait très-remarquable qu’un homme d’une imagination aussi vagabonde et aussi ambitieuse soit en même temps si amoureux des règles, et capable de studieuses analyses et de patientes recherches. On eût dit une antithèse faite chair. Sa gloire de critique nuisit beaucoup à sa fortune littéraire. Beaucoup de gens voulurent se venger. Il n’est sorte de reproches qu’on ne lui ait plus tard jetés à la figure, à mesure que son œuvre grossissait. Tout le monde connaît cette longue kyrielle banale : immoralité, manque de tendresse, absence de conclusions, extravagance, littérature inutile. Jamais la critique française n’a pardonné à Balzac le Grand homme de province à Paris.

Comme poëte, Edgar Poe est un homme à part. Il représente presque à lui seul le mouvement romantique de l’autre côté de l’Océan. Il est le premier Américain qui, à proprement parler, ait fait de son style un outil. Sa poésie, profonde et plaintive, est néanmoins ouvragée, pure, correcte et brillante comme un bijou de cristal. On voit que malgré leurs étonnantes qualités, qui les ont fait adorer des âmes tendres et molles, MM. Alfred de Musset et Alphonse de Lamartine n’eussent pas été de ses amis, s’il eût vécu parmi nous. Ils n’ont pas assez de volonté et ne sont pas assez maîtres d’eux-mêmes. Edgar Poe aimait les rhythmes compliqués, et, quelque compliqués qu’ils fussent, il y enfermait une harmonie profonde. Il y a un petit poëme de lui, intitulé les Cloches, qui est une véritable curiosité littéraire ; traduisible, cela ne l’est pas. Le Corbeau eut un vaste succès. De l’aveu de MM. Longfellow et Emerson, c’est une merveille. Le sujet en est mince, c’est une pure œuvre d’art. Dans une nuit de tempête et de pluie, un étudiant entend tapoter à sa fenêtre d’abord, puis à sa porte ; il ouvre, croyant à une visite. C’est un malheureux corbeau perdu qui a été attiré par la lumière de la lampe. Ce corbeau apprivoisé a appris à parler chez un autre maître, et le premier mot qui tombe par hasard du bec du sinistre corbeau frappe juste un des compartiments de l’âme de l’étudiant, et en fait jaillir une série de tristes pensées endormies : une femme morte, mille aspirations trompées, mille désirs déçus, une existence brisée, un fleuve de souvenirs qui se répand dans la nuit froide et désolée. Le ton est grave et quasi-surnaturel, comme les pensées de l’insomnie ; les vers tombent un à un, comme des larmes monotones. Dans le Pays des Songes, the Dreamland, il a essayé de peindre la succession des rêves et des images fantastiques qui assiègent l’âme quand l’œil du corps est fermé. D’autres morceaux tels qu’Ulalume, Annabel Lee , jouissent d’une égale célébrité. Mais le bagage poétique d’Edgar Poe est mince. Sa poésie, condensée et laborieuse, lui coûtait sans doute beaucoup de peine, et il avait trop souvent besoin d’argent pour se livrer à cette voluptueuse et infructueuse douleur.

Comme nouvelliste et romancier, Edgar Poe est unique dans son genre, comme Maturin, Balzac, Hoffmann, chacun dans le sien. Les différents morceaux qu’il a éparpillés dans les Revues ont été réunis en deux faisceaux, l’un Tales of the grotesque and arabesque, l’autre, Edgar A. Poe’s Tales, édition Wiley et Putnam. Cela fait un total de soixante-douze morceaux à peu près. Il y a là-dedans des bouffonneries violentes, du grotesque pur, des aspirations effrénées vers l’infini, et une grande préoccupation du magnétisme. La petite édition des contes a eu un grand succès à Paris comme en Amérique, parce qu’elle contient des choses très-dramatiques, mais d’un dramatique tout particulier.

Je voudrais pouvoir caractériser d’une manière très-brève et très-sûre la littérature de Poe, car c’est une littérature toute nouvelle. Ce qui lui imprime un caractère essentiel et la distingue entre toutes, c’est, qu’on me pardonne ces mots singuliers, le conjecturisme et le probabilisme. On peut vérifier mon assertion sur quelques-uns de ses sujets.

Le Scarabée d’or : analyse des moyens successifs à employer pour deviner un cryptogramme, avec lequel on peut découvrir un trésor enfoui : Je ne puis m’empêcher de penser avec douleur que l’infortuné E. Poe a dû plus d’une fois rêver aux moyens de découvrir des trésors. Que l’explication de cette méthode, qui fait la curieuse et littéraire spécialité de certains secrétaires de police, est logique et lucide ! Que la description du trésor est belle, et comme on en reçoit une bonne sensation de chaleur et d’éblouissement ! Car on le trouve, le trésor ! ce n’était point un rêve, comme il arrive généralement dans tous ces romans, où l’auteur vous réveille brutalement après avoir excité votre esprit par des espérances apéritives ; cette fois, c’est un trésor vrai, et le déchiffreur l’a bien gagné. En voici le compte exact : en monnaie, quatre cent cinquante mille dollars, pas un atome d’argent, tout en or, et d’une date très-ancienne ; les pièces très-grandes et très-pesantes, inscriptions illisibles ; cent dix diamants, dix-huit rubis, trois cent dix émeraudes, vingt et un saphirs, et une opale ; deux cents bagues et boucles d’oreilles massives, une trentaine de chaînes, quatre-vingt-trois crucifix, cinq encensoirs, un énorme bol à punch en or avec feuilles de vigne et bacchantes, deux poignées d’épée, cent quatre-vingt-dix-sept montres ornées de pierreries. Le contenu du coffre est d’abord évalué à un million et demi de dollars, mais la vente des bijoux porte le total au delà. La description de ce trésor donne des vertiges de grandeur et des ambitions de bienfaisance. Il y avait, certes, dans le coffre enfoui, par le pirate Kidd de quoi soulager bien des désespoirs inconnus.

Le Maelslrom : ne pourrait-on pas descendre dans un gouffre dont on n’a pas encore trouvé le fond, en étudiant d’une manière nouvelle les lois de la pesanteur ?

L’Assassinat de la rue Morgue pourrait en remontrer à des juges d’instruction. Un assassinat a été commis. Comment ? par qui ? Il y a dans cette affaire des faits inexplicables et contradictoires. La police jette sa langue aux chiens. Un homme se présente qui va refaire l’instruction par amour de l’art.

Par une concentration extrême de sa pensée, et par l’analyse successive de tous les phénomènes de son entendement, il est parvenu, à surprendre la loi de la génération des idées. Entre une parole et une autre, entre deux idées tout à fait étrangères en apparence, il peut rétablir toute la série intermédiaire, et combler aux yeux éblouis la lacune des idées non exprimées et presque inconscientes. Il a étudié profondément tous les possibles et tous les enchaînements probables des faits. Il remonte d’induction en induction, et arrive à démontrer péremptoirement que c’est un singe qui a fait le crime.

La Révélation magnétique : le point de départ de l’auteur a évidemment été celui-ci : ne pourrait-on pas, à l’aide de la force inconnue dite fluide magnétique, découvrir la loi qui régit les mondes ultérieurs ? Le début est plein de grandeur et de solennité. Le médecin a endormi son malade seulement pour le soulager. « Que pensez-vous de votre mal ? – J’en mourrai. – Cela vous cause-t-il du chagrin ? – Non. » Le malade se plaint qu’on l’interroge mal. « Dirigez-moi, dit le médecin. – Commencez par le commencement. – Qu’est-ce que le commencement ? – (À voix très-basse.) C’est DIEU. – Dieu est-il esprit ? – Non. – Est-il donc matière ? – Non. » Suit une très-vaste théorie de la matière, des gradations de la matière et de la hiérarchie des êtres. J’ai publié ce morceau dans un des numéros de la Liberté de penser, en 1848.

Ailleurs, voici le récit d’une âme qui vivait sur une planète disparue. Le point de départ a été : peut-on, par voie d’induction et d’analyse, deviner quels seraient les phénomènes physiques et moraux chez les habitants d’un monde dont s’approcherait une comète homicide ?

D’autres fois, nous trouverons du fantastique pur, moulé sur nature, et sans explication, à la manière d’Hoffmann ; l’Homme des foules se plonge sans cesse au sein de la foule ; il nage avec délices dans l’océan humain. Quand descend le crépuscule plein d’ombres et de lumières tremblantes, il fuit les quartiers pacifiés, et recherche avec ardeur ceux où grouille vivement la matière humaine. À mesure que le cercle de la lumière et de la vie se rétrécit, il en cherche le centre avec inquiétude ; comme les hommes du déluge, il se cramponne désespérément aux derniers points culminants de l’agitation politique. Et voilà tout. Est-ce un criminel qui a horreur de la solitude ? Est-ce un imbécile qui ne peut pas se supporter lui-même ?

Quel est l’auteur parisien un peu lettré qui n’a pas lu le Chat noir ? Là, nous trouvons des qualités d’un ordre différent. Comme ce terrible poëme du crime commence d’une manière douce et innocente ! « Ma femme et moi nous fûmes unis par une grande communauté de goûts, et par notre bienveillance pour les animaux ; nos parents nous avaient légué cette passion. Aussi notre maison ressemblait à une ménagerie ; nous avions chez nous des bêtes de toute espèce. » Leurs affaires se dérangent. Au lieu d’agir, l’homme s’enferme dans la rêverie noire de la taverne. Le beau chat noir, l’aimable Pluton, qui se montrait jadis si prévenant quand le maître rentrait, a pour lui moins d’égards et de caresses ; on dirait même qu’il le fuit et qu’il flaire les dangers de l’eau-de-vie et du genièvre. L’homme est offensé. Sa tristesse, son humeur taciturne et solitaire augmentent avec l’habitude du poison. Que la vie sombre de la taverne, que les heures silencieuses de l’ivresse morne sont bien décrites ! Et pourtant c’est rapide et bref. Le reproche muet du chat l’irrite de plus en plus. Un soir, pour je ne sais quel motif, il saisit la bête, tire son canif et lui extirpe un œil. L’animal borgne et sanglant le fuira désormais, et sa haine s’en accroîtra. Enfin il le pend et l’étrangle. Ce passage mérite d’être cité.

Cependant le chat guérit lentement. L’orbite de l’œil perdu présentait, il est vrai, un spectacle effrayant ; toutefois, il ne paraissait plus souffrir. Il parcourait la maison comme à l’ordinaire, mais, ainsi que cela devait être, il se sauvait dans une terreur extrême à mon approche. Il me restait assez de cœur pour que je m’affligeasse d’abord de cette aversion évidente d’une créature qui m’avait tant aimé. Ce sentiment céda bientôt à l’irritation ; et puis vint, pour me conduire à une chute finale et irrévocable, l’esprit de perversité. De cette force, la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi fermement que je crois à l’existence de mon âme, je crois que la perversité est une des impulsions primitives du cœur humain, l’une des facultés ou sentiments primaires, indivisibles, qui constituent le caractère de l’homme. – Qui n’a pas cent fois commis une action folle ou vile, par la seule raison qu’il savait devoir s’en abstenir ? N’avons-nous pas une inclination perpétuelle, en dépit de notre jugement, à violer ce qui est la loi, seulement parce que nous savons que c’est la loi ? Cet esprit de perversité, dis-je, causa ma dernière chute. Ce fut ce désir insondable que l’âme éprouve de s’affliger elle-même, – de violenter sa propre nature, – de faire mal pour le seul amour du mal, – qui me poussa à continuer, et enfin à consommer la torture que j’avais infligée à cette innocente bête. Un matin, de sang-froid, j’attachai une corde à son cou, et je le pendis à une branche d’arbre. – Je le pendis en versant d’abondantes larmes et le cœur plein du remords le plus amer ; – je le pendis, parce queje savais qu’il m’avait aimé et parce queje sentais qu’il ne m’avait donné aucun sujet de colère ; – je le pendis, parce que je savais qu’en faisant ainsi je commettais un crime, un péché mortel qui mettait en péril mon âme immortelle, au point de la placer, si une telle chose était possible, hors de la sphère de la miséricorde infinie du Dieu très-miséricordieux et très-terrible.

Un incendie achève de ruiner les deux époux, qui se réfugient dans un pauvre quartier. L’homme boit toujours. Sa maladie fait d’effroyables progrès, « car quelle maladie est comparable à l’alcool. » Un soir, il aperçoit sur un des tonneaux du cabaret un fort beau chat noir, exactement semblable au sien. L’animal se laisse approcher et lui rend ses caresses. Il l’emporte pour consoler sa femme. Le lendemain on découvre que le chat est borgne, et du même œil. Cette fois-ci, c’est l’amitié de l’animal qui l’exaspérera lentement ; sa fatigante obséquiosité lui fait l’effet d’une vengeance, d’une ironie, d’un remords incarné dans une bête mystérieuse. Il est évident que la tête du malheureux est troublée. Un soir, comme il descendait à la cave avec sa femme pour une besogne de ménage, le fidèle chat qui les accompagne s’embarrasse dans ses jambes en le frôlant. Furieux, il veut s’élancer sur lui ; sa femme se jette au devant ; il l’étend d’un coup de hache. Comment fait-on disparaître un cadavre, telle est sa première pensée. La femme est mise dans le mur, convenablement recrépi et bouché avec du mortier sali habilement. Le chat a fui. « Il a compris ma colère, et a jugé qu’il était prudent de s’esquiver. » Notre homme dort du sommeil des justes, et le matin, au soleil levant, sa joie et son allégement sont immenses de ne pas sentir son réveil assassiné par les caresses odieuses de la bête. Cependant, la justice a fait plusieurs perquisitions chez lui, et les magistrats découragés vont se retirer, quand tout à coup : « Vous oubliez la cave, Messieurs », dit-il. On visite la cave, et comme ils remontent les marches sans avoir trouvé aucun indice accusateur, « voilà que, pris d’une idée diabolique et d’une exaltation d’orgueil inouïe, je m’écriai : beau mur ! belle construction, en vérité ! On ne fait plus de caves pareilles ! Et ce disant, je frappai le mur de ma canne à l’endroit même où était cachée la victime ». Un cri profond, lointain, plaintif se fait entendre ; l’homme s’évanouit ; la justice s’arrête, abat le mur, le cadavre tombe en avant, et un chat effrayant, moitié poil, moitié plâtre, s’élance avec son œil unique, sanglant et fou.

Ce ne sont pas seulement les probabilités et les possibilités qui ont fortement allumé l’ardente curiosité de Poe, mais aussi les maladies de l’esprit. Bérénice est un admirable échantillon dans ce genre ; quelque invraisemblable et outrée que ma sèche analyse la fasse paraître, je puis affirmer au lecteur que rien n’est plus logique et possible que cette affreuse histoire. Egaeus et Bérénice sont cousins ; Egaeus, pâle, acharné à la théosophie, chétif et abusant des forces de son esprit pour l’intelligence des choses abstruses ; Bérénice, folle et joyeuse, toujours en plein air dans les bois et les jardins, admirablement belle, d’une beauté lumineuse et charnelle. Bérénice est attaquée d’une maladie mystérieuse et horrible désignée quelque part sous le nom assez bizarre de distorsion de personnalité. On dirait qu’il est question d’hystérie. Elle subit aussi quelques attaques d’épilepsie, fréquemment suivies de léthargie, tout à fait semblables à la mort, et dont le réveil est généralement brusque et soudain. Cette admirable beauté s’en va, pour ainsi dire, en dissolution. Quant à Egaeus, sa maladie, pour parler, dit-il, le langage du vulgaire, est encore plus bizarre. Elle consiste dans une exagération de la puissance méditative, une irritation morbide des facultés attentives. « Perdre de longues heures les yeux attachés à une phrase vulgaire, rester absorbé une grande journée d’été dans la contemplation d’une ombre sur le parquet, m’oublier une nuit entière à surveiller la flamme droite d’une lampe ou les braises du foyer, répéter indéfiniment un mot vulgaire jusqu’à ce que le son cessât d’apporter à mon esprit une idée distincte, perdre tout sentiment de l’existence physique dans une immobilité obstinée, telles étaient quelques-unes des aberrations dans lesquelles m’avait jeté une condition intellectuelle qui, si elle n’est pas sans exemple, appelle certainement l’étude et l’analyse. » Et il prend bien soin de nous faire remarquer que ce n’est pas là l’exagération de la rêverie commune à tous les hommes ; car le rêveur prend un objet intéressant pour point de départ, il roule de déduction en déduction, et, après une longue journée de rêverie, la cause première est tout à fait envolée, l’incitamentum a disparu. Dans le cas d’Egaeus, c’est le contraire. L’objet est invariablement puéril ; mais, à travers le milieu d’une contemplation violente, il prend une importance de réfraction. Peu de déductions, point de méditations agréables ; et, à la fin, la cause première, bien loin d’être hors de vue, a conquis un intérêt surnaturel, elle a pris une grosseur anormale qui est le caractère distinctif de cette maladie.

Egaeus va épouser sa cousine. Au temps de son incomparable beauté, il ne lui a jamais adressé un seul mot d’amour ; mais il éprouve pour elle une grande amitié et une grande pitié. D’ailleurs, n’a-t-elle pas l’immense attrait d’un problème ? Et, comme il l’avoue, dans l’étrange anomalie de son existence, les sentiments ne lui sont jamais venus du cœur, et les passions lui sont toujours venues de l’esprit. Un soir, dans la bibliothèque, Bérénice se trouve devant lui. Soit qu’il ait l’esprit troublé, soit par l’effet du crépuscule, il la voit plus grande que de coutume. Il contemple longtemps sans dire un mot ce fantôme aminci qui, dans une douloureuse coquetterie de femme enlaidie, essaye un sourire, un sourire qui veut dire : Je suis bien changée, n’est-ce pas ? Et alors elle montre entre ses pauvres lèvres tortillées toutes ses dents. « Plût à Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou que, les ayant vues, je fusse mort ! »

Voilà les dents installées dans la tête de l’homme. Deux jours et une nuit il reste cloué à la même place, avec les dents flottantes autour de lui. Les dents sont daguerréotypées dans son cerveau, longues, étroites, comme des dents de cheval mort ; pas une tache, pas une crénelure, pas une pointe ne lui a échappé. Il frissonne d’horreur quand il s’aperçoit qu’il en est venu à leur attribuer une faculté de sentiment et une puissance d’expression morale indépendante même des lèvres. « On disait de Mlle Sallé que tous ses pas étaient des sentiments, et de Bérénice, je croyais plus sérieusement que toutes ses dents étaient des idées. »

Vers la fin du second jour, Bérénice est morte ; Egaeus n’ose pas refuser d’entrer dans la chambre funèbre et de dire un dernier adieu à la dépouille de sa cousine. La bière a été déposée sur le lit. Les lourdes courtines du lit qu’il soulève retombent sur ses épaules et l’enferment dans la plus étroite communion avec la défunte. Chose singulière, un bandeau qui entourait les joues s’est dénoué. Les dents reluisent implacablement blanches et longues. Il s’arrache du lit avec énergie, et se sauve épouvanté.

Depuis lors, les ténèbres se sont amoncelées dans son esprit, et le récit devient trouble et confus. Il se retrouve dans la bibliothèque à une table, avec une lampe, un livre ouvert devant lui, et ses yeux tressaillent en tombant sur cette phrase : Dicebant mihi sodales, si sepulchrum amicae visitarem, curas meas aliquantulum fore levatas. À côté, une boîte d’ébène. Pourquoi cette boîte d’ébène ? N’est-ce pas celle du médecin de la famille ? Un domestique entre pâle et troublé ; il parle bas et mal. Cependant il est question dans ses phrases entrecoupées de violation de sépulture, de grands cris qu’on aurait entendus, d’un cadavre encore chaud et palpitant qu’on aurait trouvé au bord de sa fosse tout sanglant et tout mutilé. Il montre à Egaeus ses vêtements ; ils sont terreux et sanglants. Il le prend par la main ; elle porte des empreintes singulières, des déchirures d’ongles. Il dirige son attention sur un outil qui repose contre le mur. C’est une bêche. Avec un cri effroyable Egaeus saute sur la boîte ; mais dans sa faiblesse et son agitation il la laisse tomber, et la boîte, en s’ouvrant, donne passage à des instruments de chirurgie dentaire qui s’éparpillent sur le parquet avec un affreux bruit de ferraille mêlés aux objets maudits de son hallucination. Le malheureux, dans son absence de conscience, est allé arracher son idée fixe de la mâchoire de sa cousine, ensevelie par erreur pendant une de ses crises.

Généralement Edgar Poe supprime les accessoires, ou du moins ne leur donne qu’une valeur très-minime. Grâce à cette sobriété cruelle, l’idée génératrice se fait mieux voir et le sujet se découpe ardemment sur ces fonds nus. Quant à sa méthode de narration, elle est simple. Il abuse du je avec une cynique monotonie. On dirait qu’il est tellement sûr d’intéresser, qu’il s’inquiète peu de varier ses moyens. Ses contes sont presque toujours des récits ou des manuscrits du principal personnage. Quant à l’ardeur avec laquelle il travaille souvent dans l’horrible, j’ai remarqué chez plusieurs hommes qu’elle était souvent le résultat d’une très-grande énergie vitale inoccupée, quelquefois d’une opiniâtre chasteté, et aussi d’une profonde sensibilité refoulée. La volupté surnaturelle que l’homme peut éprouver à voir couler son propre sang, les mouvements brusques et inutiles, les grands cris jetés en l’air presque involontairement sont des phénomènes analogues. La douleur est un soulagement à la douleur, l’action délasse du repos.

Un autre caractère particulier de sa littérature est qu’elle est tout à fait anti-féminine. Je m’explique. Les femmes écrivent, écrivent avec une rapidité débordante ; leur cœur bavarde à la rame. Elles ne connaissent généralement ni l’art, ni la mesure, ni la logique, leur style traîne et ondoie comme leurs vêtements. Un très-grand et très-justement illustre écrivain, George Sand elle-même, n’a pas tout à fait, malgré sa supériorité, échappé à cette loi du tempérament ; elle jette ses chefs-d’œuvre à la poste comme des lettres. Ne dit-on pas qu’elle écrit ses livres sur du papier à lettre ?

Dans les livres d’Edgar Poe, le style est serré, concaténé ; la mauvaise volonté du lecteur ou sa paresse ne pourront pas passer à travers les mailles de ce réseau tressé par la logique. Toutes les idées, comme des flèches obéissantes, volent au même but.

J’ai traversé une longue enfilade de contes sans trouver une histoire d’amour. Sans vouloir préconiser d’une manière absolue ce système ascétique d’une âme ambitieuse, je pense qu’une littérature sévère serait chez nous une protestation utile contre l’envahissante fatuité des femmes, de plus en plus surexcitée par la dégoûtante idolâtrie des hommes, et je suis très-indulgent pour Voltaire, trouvant bon, dans sa préface de la Mort de César, tragédie sans femmes, sous de feintes excuses de son impertinence, de bien, faire remarquer son glorieux tour de force.

Dans Edgar Poe, point de pleurnicheries énervantes ; mais partout, mais sans cesse l’infatigable ardeur vers l’idéal. Comme Balzac, qui mourut peut-être triste de ne pas être un pur savant, il a des rages de science. Il a écrit un Manuel du conchyliologiste que j’ai oublié de mentionner. Il a, comme les conquérants et les philosophes, une entraînante aspiration vers l’unité ; il assimile les choses morales aux choses physiques. On dirait qu’il cherche à appliquer à la littérature les procédés de la philosophie, et à la philosophie la méthode de l’algèbre. Dans cette incessante ascension vers l’infini, on perd un peu l’haleine. L’air est raréfié dans cette littérature comme dans un laboratoire. On y contemple sans cesse la glorification de la volonté s’appliquant à l’induction et à l’analyse. Il semble que Poe veuille arracher la parole aux prophètes, et s’attribuer le monopole de l’explication rationnelle. Ainsi, les paysages qui servent quelquefois de fond à ses fictions fébriles sont-ils pâles comme des fantômes. Poe, qui ne partageait guère les passions des autres hommes, dessine des arbres et des nuages qui ressemblent à des rêves de nuages et d’arbres, ou plutôt, qui ressemblent à ses étranges personnages, agités comme eux d’un frisson surnaturel et galvanique.

Une fois, cependant, il s’est appliqué à faire un livre purement humain. La Narration d’Arthur Gordon Pym, qui n’a pas eu un grand succès, est une histoire de navigateurs qui, après de rudes avaries, ont été pris par les calmes dans les mers du Sud. Le génie de l’auteur se réjouit dans ces terribles scènes et dans les étonnantes peintures de peuplades et d’îles qui ne sont point marquées sur les cartes. L’exécution de ce livre est excessivement simple et minutieuse. D’ailleurs, il est présenté comme un livre de bord. Le navire est devenu ingouvernable ; les vivres et l’eau buvable sont épuisés ; les marins sont réduits au cannibalisme. Cependant, un brick est signalé.

Nous n’aperçûmes personne à son bord jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un quart de mille de nous. Alors nous vîmes trois hommes qu’à leur costume nous prîmes pour des Hollandais. Deux d’entre eux étaient couchés sur de vieilles voiles près du gaillard d’avant, et le troisième, qui paraissait nous regarder avec curiosité, était à l’avant, à tribord, près du beaupré. Ce dernier était un homme grand et vigoureux, avec la peau très-noire. Il semblait, par ses gestes, nous encourager à prendre patience, nous faisant des signe qui nous semblaient pleins de joie, mais qui ne laissaient pas que d’être bizarres, et souriant immuablement, comme pour déployer une rangée de dents blanches très brillantes. Le navire approchant davantage, nous vîmes un bonnet de laine rouge tomber de sa tête dans l’eau ; mais il n’y prit pas garde, continuant toujours ses sourires et ses gestes baroques. Je rapporte toutes ces choses et ces circonstances minutieusement, et je les rapporte, cela doit être compris, précisément comme elles nous apparurent.

Le brick venait à nous lentement, et mettait maintenant le cap droit sur nous, – et, je ne puis parler de sang-froid de cette aventure, – nos cœurs sautaient follement au-dedans de nous, et nous répandions toutes nos âmes en cris d’allégresse et en allions de grâces à Dieu pour la complète, glorieuse et inespérée délivrance que nous avions si palpablement sous la main. Tout à coup et tout à la fois, de l’étrange navire, – nous étions maintenant sous le vent à lui, – nous arrivèrent, portées sur l’océan, une odeur, une puanteur telles qu’il n’y a pas dans le monde de mots pour les exprimer : infernales, suffocantes, intolérables, inconcevables. J’ouvris la bouche pour retirer, et me tournant vers mes camarades, je m’aperçus qu’ils étaient plus pâles que du marbre. Mais nous n’avions pas le temps de nous questionner ou de raisonner, le brick était à cinquante pieds de nous, et il semblait dans l’intention de nous accoster par notre arrière, afin que nous pussions l’aborder sans l’obliger à mettre son canot à la mer. Nous nous précipitâmes au-devant, quand, tout à coup, une forte embardée le jeta de cinq ou six points hors du cap qu’il tenait, et, comme il passait à notre arrière à une distance d’environ vingt pieds, nous vîmes son pont en plein. Oublierais-je jamais la triple horreur de ce spectacle ? Vingt-cinq ou trente corps humains, parmi lesquels quelques femmes, gisaient disséminés çà et là entre la dunette et la cuisine, dans le dernier et le plus dégoûtant état de putréfaction ! Nous vîmes clairement qu’il n’y avait pas une âme vivante sur ce bateau maudit ! Cependant, nous ne pouvions pas nous empêcher d’implorer ces morts pour notre salut ! Oui, dans l’agonie du moment, nous avons longtemps et fortement prié ces silencieuses et dégoûtantes images de s’arrêter pour nous, de ne pas nous abandonner à un sort semblable au leur, et de vouloir bien nous recevoir dans leur gracieuse compagnie ! La terreur et le désespoir nous faisaient extravaguer, l’angoisse et le découragement nous avaient rendus totalement fous.

À nos premiers hurlements de terreur, quelque chose répondit qui venait du côté du beaupré du navire étranger, et qui ressemblait de si près au cri d’un gosier humain que l’oreille la plus délicate eût été surprise et trompée. À ce moment, une autre embardée soudaine ramena le gaillard d’avant sous nos yeux, et nous pûmes comprendre l’origine de ce bruit. Nous vîmes la grande forme robuste toujours appuyée sur le plat-bord et remuant toujours la tête de çà, de là, mais tournée maintenant de manière que nous ne pouvions lui voir la face. Ses bras étaient étendus sur la lisse du bastingage, et ses mains tombaient en dehors. Ses genoux étaient placés sur une grosse amarre, largement ouverts et allant du talon du beaupré à l’un des bossoirs. À l’un de ses côtés, où un morceau de la chemise avait été arraché et laissait voir le nu, se tenait une énorme mouette, se gorgeant activement de l’horrible viande, son bec et ses serres profondément enfoncés, et son blanc plumage tout éclaboussé de sang. Comme le brick tournait et allait nous passer sous le vent, l’oiseau avec une apparente difficulté, retira sa tête rouge, et, après nous avoir regardés un moment comme s’il était stupéfié, se détacha paresseusement du corps sur lequel il festinait, puis il prit directement son vol au-dessus de notre pont, et plana quelque temps avec un morceau de la substance coagulée et quasi vivante dans son bec. À la fin, l’horrible morceau tomba, en l’éclaboussant, juste aux pieds de Parker. Dieu veuille me pardonner, mais alors, dans le premier moment, une pensée traversa mon esprit, une pensée que je n’écrirai pas, et je me sentis faisant un pas machinal vers le morceau sanglant. Je levai les yeux, et mes regards rencontrèrent ceux d’Auguste qui étaient pleins d’une intensité et d’une énergie de désir telle, que cela me rendit immédiatement à moi-même. Je m’élançai vivement, et, avec un profond frisson, je jetai l’horrible chose à la mer.

Le cadavre d’où le morceau avait été arraché, reposant ainsi sur l’amarre, était aisément ébranlé par les efforts de l’oiseau carnassier, et c’étaient d’abord ces secousses qui nous avaient induits à croire à un être vivant.

Quand l’oiseau le débarrassa de son poids, il chancela, tourna et tomba à moitié, et nous montra tout à fait sa figure. Non, jamais il n’y eut d’objet aussi terrible ! Les yeux n’y étaient plus, et toutes les chairs de la bouche rongées, les dents étaient entièrement à nu. Tel était donc ce sourire qui avait encouragé notre espérance ! Tel était…, mais je m’arrête. Le brick, comme je l’ai dit, passa à notre arrière, et continua sa route en tombant sous le vent. Avec lui et son terrible équipage s’évanouirent lentement toutes nos heureuses visions de joie et de délivrance.

Eurêka était sans doute le livre chéri et longtemps rêvé d’Edgar Poe. Je ne puis en rendre compte ici d’une manière précise. C’est un livre qui demande un article particulier. Quiconque a lu la Révélation magnétique connaît les tendances métaphysiques de notre auteur. Eurêka prétend développer le procédé, et démontrer la loi suivant laquelle l’univers a revêtu sa forme actuelle visible, et trouve sa présente organisation, et aussi comment cette même loi, qui fut l’origine de la création, sera le moyen de sa destruction et de l’absorption définitive du monde. On comprendra facilement pourquoi je ne veux pas m’engager à la légère dans la discussion d’une si ambitieuse tentative. Je craindrais de m’égarer et de calomnier un auteur pour qui j’ai le plus profond respect. On a déjà accusé Edgar Poe d’être un panthéiste, et quoique je sois forcé d’avouer que les apparences induisent à le croire tel, je puis affirmer que, comme bien d’autres grands hommes épris de la logique, il se contredit quelquefois fortement, ce qui fait son éloge ; ainsi, son panthéisme est fort contrarié par ses idées sur la hiérarchie des êtres, et beaucoup de passages qui affirment évidemment la permanence des personnalités.

Edgar Poe était très-fier de ce livre, qui n’eut pas, ce qui est tout naturel, le succès de ses contes. Il faut le lire avec précaution et faire la vérification de ses étranges idées par la juxtaposition de systèmes analogues et contraires.

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