V

Le caractère essentiel du raisonnement par récurrence c’est qu’il contient, condensés pour ainsi dire en une formule unique, une infinité de syllogismes.

Pour qu’on s’en puisse mieux rendre compte, je vais énoncer les uns après les autres ces syllogismes qui sont, si l’on veut me passer l’expression, disposés en cascade.

Ce sont bien entendu des syllogismes hypothétiques.

Le théorème est vrai du nombre 1.

Or s’il est vrai de 1, il est vrai de 2.

Donc il est vrai de 2.

Or s’il est vrai de 2, il est vrai de 3.

Donc il est vrai de 3, et ainsi de suite.

On voit que la conclusion de chaque syllogisme sert de mineure au suivant.

De plus les majeures de tous nos syllogismes peuvent être ramenées à une formule unique.

Si le théorème est vrai de n - 1, il l’est de n.

On voit donc que, dans les raisonnements par récurrence, on se borne à énoncer la mineure du premier syllogisme, et la formule générale qui contient comme cas particuliers toutes les majeures.

Cette suite de syllogismes qui ne finirait jamais se trouve ainsi réduite à une phrase de quelques lignes.

Il est facile maintenant de comprendre pourquoi toute conséquence particulière d’un théorème peut, comme je l’ai expliqué plus haut, être vérifiée par des procédés purement analytiques.

Si au lieu de montrer que notre théorème est vrai de tous les nombres, nous voulons seulement faire voir qu’il est vrai du nombre 6 par exemple, il nous suffira d’établir les 5 premiers syllogismes de notre cascade ; il nous en faudrait 9 si nous voulions démontrer le théorème pour le nombre 10 ; il nous en faudrait davantage encore pour un nombre plus grand ; mais quelque grand que soit ce nombre nous finirions toujours par l’atteindre, et la vérification analytique serait possible.

Et cependant, quelque loin que nous allions ainsi, nous ne nous élèverions jamais jusqu’au théorème général, applicable à tous les nombres, qui seul peut être objet de science. Pour y arriver, il faudrait une infinité de syllogismes, il faudrait franchir un abîme que la patience de l’analyste, réduit aux seules ressources de la logique formelle, ne parviendra jamais à combler.

Je demandais au début pourquoi on ne saurait concevoir un esprit assez puissant pour apercevoir d’un seul coup d’œil l’ensemble des vérités mathématiques.

La réponse est aisée maintenant ; un joueur d’échecs peut combiner quatre coups, cinq coups d’avance, mais, si extraordinaire qu’on le suppose, il n’en préparera jamais qu’un nombre fini ; s’il applique ses facultés à l’arithmétique, il ne pourra en apercevoir les vérités générales d’une seule intuition directe ; pour parvenir au plus petit théorème, il ne pourra s’affranchir de l’aide du raisonnement par récurrence parce que c’est un instrument qui permet de passer du fini à l’infini.

Cet instrument est toujours utile, puisque, nous faisant franchir d’un bond autant d’étapes que nous le voulons, il nous dispense de vérifications longues, fastidieuses et monotones qui deviendraient rapidement impraticables. Mais il devient indispensable dès qu’on vise au théorème général, dont la vérification analytique nous rapprocherait sans cesse, sans nous permettre de l’atteindre.

Dans ce domaine de l’arithmétique, on peut se croire bien loin de l’analyse infinitésimale, et, cependant, nous venons de le voir, l’idée de l’infini mathématique joue déjà un rôle prépondérant, et sans elle il n’y aurait pas de science parce qu’il n’y aurait rien de général.

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