Le chevalier d'Esparron, toujours calme, toujours impassible, prit dans la poche de sa veste un petit instrument qu'il montra à Philippe d'Orléans et que celui-ci reconnut pour être une lancette de chirurgien.
– Que veux-tu donc faire de cela ? fit le prince.
– Prouver à Votre Altesse que j'ai menti au marquis de la Roche-Maubert.
– Mais comment ?
– Votre Altesse est convaincue, n'est-ce pas, que j'ai au cou la morsure d'un vampire ?
– Dame !
– Qui s'abreuve de mon sang depuis trois mois ?
– C'est possible.
D'Esparron alla se placer devant une glace, ouvrit la lancette, l'approcha de son cou et se fit jaillir une goutte de sang qu'il essuya avec son doigt.
Puis, revenant au Régent.
– Maintenant, monseigneur, dit-il, que Votre Altesse décide laquelle de ces deux piqûres est la première.
En effet, celle qu'il venait de se faire avec la lancette était à côté de la première, et toutes deux avaient la même profondeur, la même forme, le même aspect.
Un cri échappa au Régent.
– Vous voyez bien, monseigneur, dit le chevalier qui n'avait rien perdu de son calme, que j'avais simplement dans ma poche, sous la forme de ce petit outil, le vampire dont M. de la Roche-Maubert vous a conté l'histoire si extraordinaire.
Philippe d'Orléans secouait la tête.
– Je comprends de moins en moins, disait-il.
– C'est pourtant facile, monseigneur.
– Ah ! vraiment ?
– C'est moi qui me suis fait la première piqûre, comme je viens de me faire la seconde, en présence de Votre Altesse.
– Mais… dans quel but ?
Et le Régent regardait toujours d'Esparron d'un œil sévère.
– Monseigneur, répondit celui-ci, je savais que le marquis de la Roche-Maubert assisterait au souper de Votre Altesse Royale.
– Et c'est pour cela ?…
– C'est pour cela que je suis venu, monseigneur.
L'accent du chevalier était tout à coup devenu solennel, et le Régent en fut frappé.
– Tu connaissais donc le marquis ?
– Oui, monseigneur.
– Cependant…
– Cependant, il m'a vu, lui, pour la première fois. Mais…
Ici le chevalier d'Esparron s'arrêta encore.
Puis il retira de son sein le médaillon que le Régent avait examiné déjà.
– Mais, acheva-t-il, cette femme-là le connaît…
– Tu conviens donc de la vérité de ses paroles ?
– Oui et non, monseigneur.
Le Régent secoua encore la tête :
– Mais explique-toi donc, chevalier, fit-il.
– Monseigneur, répliqua d'Esparron, la femme que j'aime a vingt ans.
– Cependant le marquis l'a reconnue…
– C'est possible.
– Et c'est bien celle qui l'a aimé, mordu au cou et s'est abreuvée de son sang, voici plus de quarante ans ?
– Oui et non, monseigneur.
– Chevalier, tu parles comme le sphinx antique.
– C'est que je ne puis m'expliquer davantage, monseigneur.
– Même si je l'exige ?
Une expression de tristesse mélancolique se répandit sur le visage du chevalier.
– Monseigneur, dit-il, je suis un pauvre cadet de Provence qui n'est devenu quelque chose que par la bienveillance et la très haute protection de Votre Altesse, et cependant j'aurai le courage de répéter : je ne puis m'expliquer davantage aujourd'hui.
– Ah ! aujourd'hui ?
– Oui, monseigneur.
– Mais… demain…
– Demain, peut-être, poursuivit le chevalier, si je fais appel à la justice du Régent de France, Votre Altesse ne me refusera pas.
– On te doit donc justice ?
– Pas à moi, monseigneur.
– À qui donc ?
– À la femme dont Votre Altesse a vu le portrait.
– Contre qui ?
– Contre ce vieillard, à l'air respectable, aux cheveux blancs comme neige, monseigneur.
– Le marquis de la Roche-Maubert ?
– Oui, monseigneur.
– Diable, fit le Régent, mais sais-tu bien une chose, chevalier ?
– Laquelle ?
– C'est un parent de Dubois.
– Je le savais, monseigneur.
– Et si tu me brouilles avec mon compère, tu m'attireras mille soucis.
– Aussi, monseigneur, ne viens-je pas demander à Votre Altesse de frapper.
– Ah !
– Mais de ne point châtier ceux qui frapperont.
– Mais, chevalier…
– Monseigneur, dit encore le jeune homme, Votre Altesse a plus d'une fois couru, en ma compagnie et celle de MM. de Simiane et de Nocé les rues de Paris, la nuit, le nez dans son manteau.
– Certes, oui, dit le Régent ; et souvent nous nous sommes amusés, chevalier.
– Eh bien ! monseigneur, si je suppliais Votre Altesse de prendre son manteau ?…
– Bon !
– D'en ramener un pan sur son visage et de me suivre ?
– Où me conduirais-tu ?
– Durant mon prétendu sommeil, Votre Altesse n'a-t-elle pas dit qu'elle voulait à tout prix savoir où j'allais ?
– Oui.
– Eh bien, Votre Altesse le saura.
– Et je verrai le vampire !… pardon, la femme que tu aimes ?
– Oui, monseigneur.
– Tope ! dit le Régent, cela me va. La marquise a mal aux nerfs, ce soir, elle se passera de ma visite. Viens par ici.
Et le Régent, passant subitement à une joie d'écolier, entra dans une pièce voisine où il prit son épée et son manteau.
– Viens, dit-il alors au chevalier, en tirant de sa poche la clef de la porte dérobée.
Dix minutes après, le chevalier d'Esparron, conduisant Philippe d'Orléans, lui faisant longer la rue Saint-Honoré jusqu'à la place du Châtelet, puis, là, il le faisait descendre au bord de la rivière, en aval du pont au Change.
En mettant deux doigts sur sa bouche, il sifflait.
En même temps, une barque, cachée sous une des arches du pont, s'avança rapidement.
Deux hommes la montaient, et ces deux hommes étaient masqués.
– Tu vois bien, s'écria le Régent, que ce sont là les deux bateliers dont parlait le marquis.
– C'est possible, répondit d'Esparron, mais si Votre Altesse veut toujours bien me suivre, elle en verra bien d'autres.
– Je te suivrai jusqu'au diable, répondit Philippe d'Orléans.
Et il sauta lestement dans la barque.