– À partir de ce moment où le prince margrave avait offert son sang pour de l'argent à la femme masquée jusqu'à celui où mon père les vit en présence dans le laboratoire d'alchimie, il ne le sut jamais positivement.
« Mais il put le deviner par la suite.
« Le prince avait exercé tout à coup sur cette femme une mystérieuse fascination.
« L'avait-elle emmené ? C'est probable.
« Quand le prince et mon père vinrent s'installer rue de l'Hirondelle, elle l'aimait déjà passionnément, follement, et l'avait associé à sa fortune.
« Or, cette fortune consistait dans le secret que possédait cette singulière créature de faire de l'or.
« Un or vrai, pur, de bon aloi, et que tous les orfèvres de Paris avaient contrôlé sans hésiter.
« Cependant elle n'avait point révélé son secret tout entier.
« Le prince savait qu'il fallait du cuivre, du plomb, de l'étain, que ces trois métaux, mis en fusion dans un creuset, étaient additionnés d'une poudre mystérieuse qui leur servait de liaison ; mais il ne savait ni le nom de cette poudre, ni le moyen de se la procurer.
« Les trois métaux réunis devenaient, après trente-six heures de fusion, un seul et même bloc d'apparence brune et presque noirâtre.
« Il s'agissait alors de le clarifier.
« Pour cela, on le jetait tout brûlant dans un bain de sang de mouton ou de taureau, dans lequel on avait mélangé du sang humain pour un dixième environ.
« Or, sauf celui de la poudre mystérieuse, la fille alchimiste avait livré tous les autres secrets au prince, pour qui son amour était arrivé au paroxysme de la folie et du délire.
« Ainsi, au bout de huit jours, le prince savait que cette femme à laquelle il donnait le nom de Janine, poursuivait un plus noble but que celui d'avoir de l'or. Il lui en fallait beaucoup, elle voulait arriver à posséder des trésors immenses, mais pourquoi ?
« Pour venger sa race persécutée et proscrite durant un siècle, et frapper des ennemis puissants.
« Le prince savait encore que pour se procurer ce sang humain, Janine avait souvent à lutter contre des difficultés inouïes.
« On ne trouvait pas toujours des hommes de bonne volonté qui vendissent leur sang.
« Jusqu'au jour où elle rencontra le prince, Janine avait fait honnêtement ce métier, et la pensée d'un crime ne lui était jamais venue.
« Mais le prince, je vous l'ai dit, exerça sur elle une puissance irrésistible, une domination tellement fatale, qu'elle lui obéit aveuglément.
« Jusqu'alors, elle avait fabriquée pour cinq ou six mille livres d'or par mois.
« Cet or fabriqué, elle en faisait deux parts : l'une allait grossir la masse de ce trésor mystérieux qu'elle amassait pour sa vengeance.
« L'autre servait aux prodigalités du prince.
« Car, ne croyez pas, monsieur le marquis, reprit l'intendant Conrad, après quelques minutes de repos, ne croyez pas que le prince se soit enseveli tout vivant dans le laboratoire de Janine.
« Pendant un an, le prince, devenu riche tout à coup, éblouit Paris et Versailles de son luxe, se lia avec le baron de V… et le comte d'Auvergne, deux mauvais sujets, et, tandis que Janine travaillait pour lui, il se livra à tous les plaisirs.
« Janine, je vous l'ai dit, l'aimait avec furie.
« Le prince lui dit un jour :
« – Il me faut de l'or, beaucoup plus d'or que ce que tu m'en donnes.
« – Je n'en puis faire, cependant, qu'une certaine quantité, répondit-elle.
« – Pourquoi ?
« – Mais parce que c'est le sang humain qui nous manque.
« – N'est-ce que cela ? dit le prince en riant.
« À partir de ce jour, il se passa des choses horribles dans la maison de la rue de l'Hirondelle.
« On entendit de sourdes rumeurs dans Paris ; il fut question d'hommes disparus, d'enfants enlevés, de cadavres qu'on retrouvait dans les filets de Saint-Cloud et qui paraissaient avoir été saignés comme des porcs.
« Le roi reçut des plaintes, ordonna des enquêtes, mais la police ne découvrit rien.
« Le comte d'Auvergne, qui était prince du sang, protégea mystérieusement les égorgeurs.
« Et Janine faisait de l'or, beaucoup d'or.
« Alors le prince, qui ne l'aimait plus, lui dit encore :
« – Quand on est aussi belle que toi, on a du sang tant qu'on en veut.
« Et Janine, dès lors, joua le rôle de goule et de vampire, obéissant comme une esclave aux volontés de cet homme qui lui prenait son or et la forçait à vendre son honneur.
« Cependant, au milieu de cette folie, Janine conservait une lueur de raison.
« Elle ne voulait pas livrer le secret de la poudre mystérieuse qui opérait, en se dissolvant dans le creuset, le mélange des métaux et les transformait en or.
« – Ce secret n'est pas à moi, disait-elle ; on me l'a transmis et je dois le transmettre fidèlement à une personne qui n'est point à Paris, que je n'ai même jamais vue, mais qui est du même sang que moi, et qui continuerait mon œuvre, s'il m'arrivait malheur quelque jour.
« Janine ne voulait pas non plus livrer au prince la clef qu'elle portait jour et nuit à son cou.
« Cette clef était celle d'un coffre en acier de proportions colossales, qui était enfoui dans les caves de la maison de la rue de l'Hirondelle.
« L'or amoncelé par Janine pour son œuvre de vengeance l'emplissait.
« – Non, disait-elle, prends ce que je te donne, mais laisse-moi poursuivre mon œuvre.
« Et le prince avait employé vainement les menaces et les prières.
« Janine restait inébranlable.
« Un jour, le prince dit à mon père :
« – Si nous avions ce que contient le coffre d'acier, nous nous en retournerions en Allemagne.
« Je rachèterais ma principauté et tu serais mon premier ministre.
Ici le narrateur s'interrompit encore :
– Mille pardons, monsieur le marquis, dit-il, de vous avoir donné d'aussi longs détails, mais il faut bien que vous sachiez comment le prince margrave vous doit, en réalité, son immense fortune.
– Continuez, dit le marquis de la Roche-Maubert, qui écoutait avidement le récit de Conrad l'intendant.