Il y avait, nous l'avons dit, plus de trente ans que le président Boisfleury rendait la justice.
Aussi avait-il non seulement une grande habitude de ses fonctions, mais encore un ascendant presque subit sur les gens qu'il interrogeait.
Cette peur salutaire que la justice inspire s'était donc emparée du chevalier de Castirac.
En face de cette robe rouge, la forfanterie du Gascon était tombée ; à peine se souvenait-il qu'il était homme d'épée et il n'eut certes pas la moindre envie de mettre la main sur la coquille de son innocente rapière.
Le barbier chirurgien, maître Révol, avait en un clin d'œil bandé son bras et arrêté son sang.
Le chevalier regardait d'un air effaré le président en robe rouge et le barbier vêtu de noir.
– Maître Révol, dit enfin le président Boisfleury, asseyez-vous là, devant cette table, approchez de vous ce papier, prenez cette plume et écrivez sous ma dictée. Vous allez me servir de greffier et transcrire l'interrogatoire de cet homme.
Alors le Gascon retrouva sa langue :
– Mais quel crime ai-je donc commis ? demanda-t-il.
– Taisez-vous, ou plutôt bornez-vous à répondre à mes questions, répondit sévèrement le président Boisfleury.
Le Gascon jetait des regards éperdus autour de lui.
– Comment vous nommez-vous ? reprit Boisfleury.
– Hector, chevalier de Castirac.
– D'où venez-vous ?
– Je n'en sais rien. Pas plus que je ne sais où je suis, répliqua le Gascon.
– N'essayez pas de tromper la justice, dit le président qui dardait ses petits yeux gris sur le chevalier.
L'esprit, qui est l'apanage de la race gasconne, et ne l'abandonne que rarement, revint au secours du pauvre chevalier.
– Monseigneur, dit-il, j'ai pour la justice non seulement le plus grand respect, mais j'ai encore en elle une confiance absolue.
Ces mots firent tressaillir Boisfleury.
D'abord le Gascon lui donnait du monseigneur, ce qui le flattait ; ensuite, un homme qui a confiance en la justice ne saurait la craindre.
Cependant, en bon juge criminel qu'il était, le président Boisfleury poursuivit :
– Prenez garde ! n'essayez pas d'égarer la justice par des mensonges. On vous a trouvé ivre-mort dans la rue.
– Ah ! vraiment ? fit le Gascon.
– En léthargie, plutôt, dit le barbier.
Ce mot était inconnu du Gascon, lequel n'était pas très lettré.
– Je ne sais pas ce que c'est que ça, dit-il.
– Passons, fit le président. On vous a donc trouvé en léthargie et il a fallu que monsieur que voilà, et qui est barbier de son état, vous donnât un coup de lancette pour vous éveiller.
– Je ne comprends toujours pas comment je suis ici, dit le Gascon, et je voudrais que la justice, qui protège le faible contre le fort, prît ma cause en main.
– Mais ! fit le président Boisfleury.
– Je suis tombé dans un véritable guet-apens, reprit le chevalier de Castirac.
– Comment cela ?
– Le prince margrave m'a invité à souper.
À ce mot, le président Boisfleury fit un véritable soubresaut.
– Le prince allemand ? dit-il.
– Oui, monseigneur.
Chose bizarre ! le président Boisfleury avait depuis deux jours les nerfs agacés par tout ce qu'il entendait dire sur le margrave.
Et comme après tout, un criminel lui suffisait, pourvu qu'il le trouvât, il se dit que peut-être cet homme avait raison et qu'au lieu d'être le coupable, il était la victime.
Il adoucit donc un peu la voix et dit :
– Voyons, si au lieu d'avoir à vous punir, la justice vous doit aide et protection, elle ne faillira à son devoir : racontez-moi ce qui vous est arrivé et comment il se fait qu'on vous ait trouvé ivre-mort dans la rue.
– En léthargie, rectifia le barbier.
M. Boisfleury eut un petit geste d'impatience mais il ne daigna point répondre à maître Révol et il attendit la réponse du Gascon.
Le chevalier poursuivit.
– Le prince est un vieux fou qui a des idées de l'autre monde. Il est fabuleusement riche… plus riche que le roi.
– Ah ! vraiment ? fit dédaigneusement Boisfleury.
– Il a eu une idée bien étrange, monseigneur, comme vous allez voir. Il a fait savoir aux quatre coins de Paris qu'il se voulait marier.
– Quel âge a-t-il ?
– Soixante et dix ans.
Boisfleury haussa les épaules.
– Après ? dit-il.
– Et que toutes les filles à marier se pouvaient présenter à lui : il choisirait la plus belle et l'épouserait.
– Tout cela ne m'explique pas…
– Attendez donc, monseigneur.
Et le chevalier, qui commençait à se familiariser singulièrement avec la justice, pensa que mêler un peu de roman à l'histoire n'était pas chose à dédaigner.
Aussi reprit-il :
– Il faut vous dire, monseigneur, que j'ai une sœur qui est fort belle, aussi belle que sage, et qui fera le bonheur d'un galant homme.
– Ah ! ah ! dit Boisfleury.
– Les Gascons ne sont pas riches, continua le chevalier, et l'idée m'est venue hier de présenter ma sœur au margrave, pensant que si elle devenait princesse, elle aurait assez d'or et de dignités pour relever notre maison, qui est contemporaine de Noé, le premier vigneron du monde.
Un semblant de sourire effleura les lèvres de Boisfleury.
– Après ? dit-il encore.
– J'ai donc présenté ma sœur au margrave, hier soir.
– Et il l'a trouvée belle ?
– Si belle, qu'il a fait fermer les portes de son hôtel et m'a juré qu'il ne voulait pas d'autre femme qu'elle.
– Et puis ?
– Et puis il m'a invité à souper. Alors, je me souviens que j'ai bu d'un certain vin qui m'a tout à coup brûlé la poitrine, mes oreilles se sont mises à bourdonner, mes tempes à battre, et je suis tombé à la renverse.
– Le vin contenait un narcotique sans doute, hasarda le barbier.
– Que vous est-il arrivé ensuite ? demanda Boisfleury.
– Je ne me souviens plus de rien.
– Le margrave vous a-t-il donné de l'argent ?
– Non.
– Alors, dit Boisfleury, qui reprit un front sévère, comment se fait-il qu'avec des habits aussi misérables que ceux que vous portez, vous ayez de l'or plein les poches ?
Et le président alla prendre sur la cheminée la bourse du chevalier, qui regorgeait de pièces d'or.
Mais le Gascon ne se déconcerta pas pour si peu.
– Ah ! ceci, monseigneur, dit-il, est une autre histoire.
– Plaît-il ?
– Une histoire encore plus curieuse que celle du margrave.
– Prenez garde ! répéta le président, si vous cherchez à égarer la justice…
– Au contraire, je la sers.
Et le Gascon eut un air de sincérité qui séduisit le président Boisfleury, dont le front se rasséréna et qui lui dit :
– Parlez donc !
– Ma foi ! pensa le chevalier, voici une belle occasion de me venger de ce rustre de Guillaume, moitié bourgeois, moitié homme d'épée, et qui m'a malmené ni plus ni moins que si j'eusse été un petit garçon.
– Apprêtez-vous à écrire, dit Boisfleury en regardant le barbier.
Le greffier improvisé avait repris sa plume.