Revenons maintenant au prince margrave de Lansbourg-Nassau, qui n'était pas entré sans répugnance dans cette barque montée par des hommes masqués.
Heureusement madame Edwige était avec lui.
Il y avait près de vingt ans qu'il subissait le joug de fer de cette femme et obéissait à ses moindres caprices.
Pendant une heure, il avait espéré échapper à cette domination, et il avait eu toutes les joies de l'esclave en rébellion dont on encourage la révolte en voyant le Gascon Castirac malmener madame Edwige comme une simple mortelle.
Mais, comme on l'a vu, la terrible gouvernante n'avait pas tardé à reprendre tout son empire.
Le margrave était donc monté dans la barque, et il se faisait ce raisonnement plein de justesse :
– Je suis riche, fabuleusement riche ; mais je ne suis que l'esclave d'Edwige, et c'est elle qui gouverne mon immense fortune. Elle a donc tout intérêt à ce que je vive, et, si je courais le moindre danger, elle ne serait pas avec moi.
La barque filait rapidement.
La nuit était noire et un léger brouillard s'allongeait paresseusement sur les eaux du fleuve.
Les maisons qui bordaient la Seine apparaissaient, masses confuses, au travers de ce brouillard, et le margrave dit à Edwige :
– Nous allons avec une telle rapidité que très certainement nous suivons le courant.
– Vous vous trompez, monseigneur.
– Ah !
– Nous remontons, au contraire.
– En vérité !
– Tenez, voyez les tours de Notre-Dame, nous allons passer derrière le terre-plain et gagner l'autre bras de la Seine.
– Et puis ?
– Et puis nous redescendrons.
Le margrave poussa un soupir.
– Mais, dit-il, c'est donc le chemin que prenaient ceux que Janine attirait chez elle.
Madame Edwige haussa les épaules.
– Janine est morte, dit-elle.
– Qui sait ? fit le margrave.
Et il tomba dans une rêverie profonde.
La barque suivit en effet la route indiquée par la gouvernante.
Elle doubla le terre-plain de la Cité, entra dans le petit bras de la Seine et sa course devint alors d'une rapidité vertigineuse.
– Nous allons chez Janine, répéta le margrave avec une sorte d'épouvante.
Madame Edwige ne répondit pas, mais elle attacha sur son maître un regard dominateur qui semblait lui dire : « Nous irions en enfer, qu'il faudra bien que vous me suiviez. »
La barque passa sous le pont Saint-Michel et tout à coup elle fit une singulière manœuvre.
Les deux bateliers avaient subitement viré de bord, abandonné le courant et mis le cap sur la berge.
Le margrave respira.
– Nous allons descendre, j'imagine ? dit-il.
– Non pas, dit madame Edwige.
En effet, la barque vint raser les murs d'une maison humide et noire, aux fenêtres de laquelle on ne voyait aucune lumière, et dont les premières assises plongeaient dans le fleuve.
Puis, tout à coup, au dessous d'elle, il se forma comme un tourbillon et la barque se mit à tourner sur elle-même, et le margrave, éperdu, ferma les yeux.
Quand il les rouvrit, d'opaques ténèbres l'enveloppaient et la barque allait un train d'enfer dans un canal souterrain.
Madame Edwige lui tenait la main et lui disait :
– N'ayez pas peur.
– Mais où sommes-nous donc ? demanda-t-il d'une voix étranglée par l'épouvante.
– Nous allons chez la future princesse de Lansbourg-Nassau, répondit madame Edwige.
– Nous allons à la mort plutôt, répondit-il plein d'angoisse et d'effroi.
La barque avait paru s'enfoncer au dessous du niveau du fleuve dans lequel il s'était fait comme un sillon profond ; puis elle avait couru en droite ligne sous les voûtes sombres.
On eût dit qu'elle était entrée dans un de ces canaux souterrains que les échevins de Paris commençaient à faire creuser sous la ville.
Après quoi le margrave sentit que la barque remontait comme si elle eût été placée au dessus d'un jet d'eau gigantesque.
Et tout à coup elle s'arrêta et heurta une surface résistante.
– Nous voici arrivés, dit madame Edwige.
Ils étaient toujours au milieu des ténèbres.
Un des bateliers masqués tira sans doute à lui la corde d'une cloche, car le margrave entendit cette cloche résonner dans le lointain.
Peu après, aux ténèbres opaques succéda une faible clarté.
C'était un des bateliers qui venait de battre le briquet et d'allumer une torche.
Et le margrave, toujours plein d'effroi, put voir alors où il était.
La barque était sur un canal assez semblable à un cul de sac, car il ne paraissait pas aller plus loin.
Au dessus de sa tête, à six pieds de hauteur, le margrave aperçut une voûte de maçonnerie.
Devant lui était une porte de fer.
Moins de cinq minutes après que la cloche secouée par le batelier eut retenti, le margrave entendit grincer des verroux, tourner une clef dans une serrure, et la porte de fer s'ouvrit.
Alors madame Edwige lui dit :
– Descendons. Nous sommes chez votre fiancée.
La porte ouverte, une grande clarté avait frappé le margrave au visage, et il se trouvait au seuil d'une galerie éclairée par des lampes d'albâtre suspendues à la voûte.
Madame Edwige le prit par la main et le fit passer de la barque sur le sol ferme de la galerie.
Et la porte de fer se referma aussitôt, et le margrave vit disparaître la barque et les deux bateliers masqués.
La lumière succédant aux ténèbres lui avait rendu quelque courage.
Madame Edwige l'entraîna.
La galerie était longue d'environ cent pas et fermée par une autre porte, au long de laquelle pendait un gland de sonnette.
Comme la gouvernante s'apprêtait à faire mouvoir la sonnette, le margrave l'arrêta.
Il était d'une pâleur mortelle et ses jambes se dérobaient sous lui.
– Edwige, dit-il, tu me jures que nous n'allons pas chez Janine ?
Edwige haussa les épaules :
– Janine est morte, dit-elle.
Et elle sonna.