Une seule chose eût pu confirmer au margrave la réalité des événements de la nuit.
C'était l'extrême faiblesse où il se trouvait.
Mais il la mit sur le compte du hatchis.
Et puis madame Edwige lui donna une boisson réconfortante et insista pour qu'il se levât et procédât à sa toilette.
Madame Edwige était la seule personne de sa maison qui l'eût suivi dans la retraite mystérieuse de Fatma.
Aussi le vieillard à la barbe blanche et les négrillons qui composaient la domesticité de la belle Turque, vinrent-ils se mettre à ses ordres.
Avec leur aide, le margrave redevenu amoureux de Fatma, tout en soupirant et se disant qu'il était bien fâcheux qu'il n'eût pas réellement vu Janine et que cette immortalité et cette jeunesse promises ne fussent qu'un rêve, – avec leur aide, le margrave, disons-nous, s'habilla.
On le mit d'abord au bain, on le lava avec des essences embaumées, on lui teignit ses cheveux et sa barbe, comme à l'ordinaire ; son corps voûté fut emprisonné dans un corset ; les rides de son front disparurent sous des enduits couleur de chair, et enfin on le revêtit de splendides habits de gala arrivés par les soins de madame Edwige.
Quand il fut ainsi transformé, le prince vit reparaître Fatma et madame Edwige.
La belle Turque était éblouissante de jeunesse, et son riche costume oriental, ses lourds bracelets d'or enrichis de perles et de pierreries, ses diamants gros comme des œufs de pigeons qu'elle portait aux oreilles, et le saphir monstrueux qui attachait la plume de son petit fez de velours bleu, attestaient son opulence et les trésors vantés par madame Edwige.
– Eh bien, dit-elle au prince, voulez-vous toujours m'épouser ?
– En doutez-vous ? dit-il en fléchissant un genou devant elle et en lui baisant la main.
– M'aimerez-vous ?
– De toute mon âme, répondit-il avec feu.
– Et me parlerez-vous plus de Janine ?
– Jamais.
– Eh bien ! dit Fatma, c'est aujourd'hui le jour de notre union, et le prêtre qui doit la consacrer nous attend à la mosquée.
– Comment ! dit le margrave, il y a une mosquée à Paris ?
– Dans cette maison même.
Et Fatma frappa sur un timbre.
Alors le margrave crut que les bizarres fièvres du hatchis recommençaient.
Au coup sec frappé sur le timbre, le mur s'ouvrit, se sépara en deux, et ces deux morceaux passèrent l'un à droite l'autre à gauche, comme des décors de théâtre qui rentrent dans la coulisse au coup de baguette de cet enchanteur moderne qu'on appelle le machiniste, et la mosquée apparut.
Une mosquée en miniature.
Le margrave vit une sorte de temple ovale, avec ses murs couverts d'arabesques et d'inscriptions tirées du Coran.
Au milieu était une sorte de colonne à hauteur d'appui, recouverte d'un drap rouge à franges d'or.
Sur cette colonne était ouvert un livre, le Coran.
Auprès se tenait un vieillard à longue barbe.
C'était le muezzin.
– Déchaussez-vous, dit Fatma, car on doit entrer pieds nus dans le temple d'Allah.
Deux négrillons se chargèrent de tirer les bottes au margrave qui faisait cette réflexion :
– Un mariage turc ne saurait engager à rien un chrétien. Vraiment cette belle fille est naïve au possible. Si elle m'ennuie, je la répudierai comme une fille d'Opéra. Puis il lui offrit galamment la main et la conduisit pieds nus auprès de l'autel.
Le muezzin leur lut en arabe deux ou trois pages du Coran, jeta un voile de lin sur eux, étendit les mains vers l'Orient d'abord, ensuite vers l'Occident et leur fit signe qu'ils pouvaient se retirer.
Le margrave était marié, et la belle Fatma était devenue princesse de Lansbourg-Nassau.
Alors les murs se refermèrent d'un côté pour s'entr'ouvrir d'un autre.
Tandis que la mosquée disparaissait, une autre salle apparut et le son de bizarres instruments se fit entendre.
Fatma conduisit son vieil époux sur un trône où elle s'assit auprès de lui, et tout aussitôt un flot d'almées et des bayadères entra [sic] en dansant.
C'était le ballet qui succède à l'acte du drame.
Puis les almées disparurent ; il y eut un nouveau changement à vue, et le margrave se trouva dans une demi-obscurité pleine de volupté.
Une seule personne était auprès de lui maintenant, madame Edwige.
– Est-ce bien toi ? lui dit le margrave.
– Oui, monseigneur.
– Je ne rêve pas ?
– Vous êtes parfaitement éveillé.
– Et je suis marié ?
– Oui, monseigneur.
– Où donc est ma femme ?
– Dans la chambre nuptiale.
– Ah !
– Et elle vous attend.
Un frisson d'amour parcourut tout le corps du vieillard.
– Venez, lui dit madame Edwige, appuyez-vous sur mon bras, je vais vous conduire.
Ils firent deux pas en avant, mais soudain le margrave jeta un cri et s'arrêta.
– Qu'avez-vous donc ? fit madame Edwige.
– Janine ! balbutia le margrave, dont les dents s'entre-choquaient.
Et il étendait la main vers le mur.
Le mur était resplendissant de cette lumière au foyer inconnu que le margrave avait déjà vue la veille.
Et baignée dans cette lumière, Janine, pâle et triste, le regardait.
– Là, là ! balbutiait le margrave éperdue. [sic]
– Je ne vois rien, répondit madame Edwige.
Elle essaya de l'entraîner.
Mais comme le margrave faisait un pas en avant, Janine fit un pas vers lui.
Il poussa un nouveau cri.
– Monseigneur, dit madame Edwige, vous êtes fou… je cours chercher le médecin.
Et elle sortit, laissant le margrave le front baigné d'une sueur glacée et les cheveux hérissés.
Alors le fantôme fit un pas encore :
– Fritz, dit la voix de Janine, tu vois bien que tu es un fourbe et que tu ne m'aimais pas…
Et certes, elle était si belle en ce moment, que l'effroi du margrave fit place à l'admiration.
Il tomba à genoux, joignit les mains et murmura :
– Oh ! pardonne-moi, Janine… mais je sens que ma raison s'égare… Tous ces gens-là m'ont prouvé que j'avais rêvé la nuit dernière.
Elle eut un amer sourire :
– Et c'est pour cela, dit-elle, que tu as épousé la belle Turque ?
– Pardonne-moi.
– Ingrat ! fit-elle, quand je songeais à te rendre jeune et immortel.
– Janine ! Janine ! balbutia le margrave éperdu, je t'aime !
– Je ne te crois pas, répondit-elle.
Et lui livrant le passage :
– Mais va donc, dit-elle, ta femme t'attend !
Le margrave demeura à genoux.
– Je t'aime, je n'aime que toi ! répétait-il.