I

Il est une heure à peu près unique, en hiver, six heures du matin, où le faubourg Saint-Honoré est silencieux et désert comme une nécropole. Les équipages qui ont roulé toute la nuit viennent de rentrer, les bals sont finis ; les hôtes aristocratiques du noble quartier soufflent leurs bougies, et le petit monde, comme on dit, ne se lève pas encore. À peine, à un coin de rue, aperçoit-on un boucher ouvrant la grille de son étal, ou un fruitier qui développe, en rentrant de la halle, les volets de sa boutique. Déserte entre les plus désertes est la rue d’Anjou-Saint-Honoré. Il s’y trouve plus d’hôtels que de maisons à locataires ; chaque demeure renferme des habitants aisés qui ne se soucient ni de la froidure du matin, ni de cette pluie fine et serrée que dégage, le matin surtout, le brouillard jaune que novembre étend sur Paris comme un linceul. Cependant, au numéro 19, bien avant six heures, et lorsque le quartier retentissait encore du bruit des voitures qui rentraient dans les différents hôtels, une fenêtre s’ouvrait au second étage et derrière les vitres s’allumait cette lampe dès lors immobile, à la lueur de laquelle le passant le moins intelligent ne se trompait jamais – la lampe du travail. Quelquefois, à l’époque où commence notre récit, celui qui se fût abrité sous le porche d’une maison voisine aurait pu voir, en levant les yeux, une tête de femme, un visage chaste et candide de jeune fille exposé pendant quelques minutes à l’air froid du matin, moyen énergique de chasser les dernières langueurs du sommeil. Puis la fenêtre se refermait, et derrière les vitres, auprès d’une table qui supportait la petite lampe à abat-jour, on voyait la jeune fille au travail. Non pas, comme on le pourrait croire, un travail de couture ou de broderie, mais un labeur d’un ordre plus élevé. Auprès de la lampe, il y avait des livres, et la jeune fille écrivait en les consultant. Or, un matin de la fin de novembre 180…, entre quatre et cinq heures, deux jeunes gens débouchant à pied par la rue de Surène s’avancèrent à bas bruit sur le trottoir de droite, l’opposé, par conséquent, de celui de la maison n° 19. Chaudement enveloppés dans leurs pardessus d’alpaga, le cigare aux lèvres, les mains dans leurs poches, ils causaient à mi-voix.

– Tu vas voir, disait l’un, que chez la marquise de Bois-Haudry ma cousine, d’où nous sortons, et qui passe pourtant pour recevoir les plus jolies femmes de Paris, il n’y en a pas une aussi belle.

– Mon pauvre Agénor, répondit l’autre, je te crois un peu fou.

– Pourquoi donc ?

– Amoureux ou fou, ce qui est pour moi la même chose, quel âge as-tu ?

– Vingt-six ans, tu le sais bien.

– Cet âge confirme mon dire : les gens comme nous, très cher, quand ils ont cinquante bonnes mille livres de rente, ne vont point s’amuser à de pareilles intrigues. Nous avons dans le monde une foule de femmes, entre trente et quarante, qui sont ravissantes et compatissantes.

– Bien. Après ?

– Nous avons dans le monde galant une quantité de jolies filles du théâtre ou d’ailleurs qui posent convenablement un homme du club des Asperges.

– C’est vrai.

– Et j’avoue que chercher en dehors est une chose que je ne comprends plus.

– Viens toujours, tu verras… dit celui à qui son compagnon avait donné le nom d’Agénor.

Et ils ne s’arrêtèrent qu’en face du numéro 19. La fenêtre venait de s’ouvrir et montrait le joli visage annoncé, sur lequel la petite lampe projetait toute sa clarté.

– Hein ! qu’en dis-tu ? fit Agénor.

L’autre prit son lorgnon et regarda attentivement la jeune fille.

– Parole d’honneur ! dit-il, et aussi vrai que je me nomme Oscar de Marigny, je la trouve charmante.

– N’est-ce pas ?

– Mais qu’en veux-tu faire ?

– Mon bon, reprit Agénor, j’ai des idées à moi, vois-tu, et faire comme tout le monde me déplaît horriblement. Je suis ce que les Anglais nomment un excentrique.

– Ou du moins, fit Oscar avec une pointe de raillerie, tu t’efforces de le devenir.

– Soit. Écoute donc. Quand la petite m’aimera… et on aime toujours un homme comme moi, je la parerai comme une châsse ; je lui donnerai un huit-ressorts et je la produirai un beau matin aux courses de Chantilly, comme un événement ; je dis mieux : comme un coup de canon, car personne ne s’y attendra.

– Parfait. Mais t’aimera-t-elle ?

– Il le faudra bien.

– C’est peut-être tout ce qu’il y a de plus honnête.

– Certainement, mais j’ai mes renseignements.

– Ah ! voyons ? Mais d’abord qu’est-ce qu’elle fait donc là-haut ?

– Elle écrit.

– Un bas-bleu ? fit dédaigneusement Oscar.

– Non, un traducteur. Elle fait des traductions de l’anglais à dix francs la feuille pour un libraire qui les revend cent soixante à un journal…

– Pauvre fille ! Mais elle est donc instruite ?

– Elle était sous-maîtresse dans un pensionnat ; elle dessine, fait de la musique et parle anglais comme toi et moi qui sommes des hommes de cheval.

– Orpheline, sans doute ?

– Oui et non.

– Voici qui est plus difficile à expliquer que les traductions d’anglais.

– Écoute donc, mon cher, mon valet de chambre est un garçon intelligent, je l’ai envoyé à la découverte. Pour deux louis, le portier de cette maison a jasé tant qu’il a voulu, et voici ce qui résulte des renseignements recueillis :

La petite était donc sous-maîtresse dans un pensionnat et avait été élevée par la directrice qui l’aimait comme sa fille. Il paraît qu’il n’y a pas de l’eau à boire dans ce métier-là et que, de déconfiture en déconfiture, le pensionnat a fini par faire faillite.

– Alors, la jeune fille s’en est allée ?

– Non, elle a pris la pauvre directrice malade, à moitié aveugle et ruinée de fond en comble à sa charge, et elle s’est mise bravement à travailler.

Elle fait des traductions la nuit, donne des leçons de peinture et de piano le jour, porte des robes de laine, déjeune d’un petit pain, et, malgré tous ces miracles de travail et d’économie, elle arrivait à peine à joindre les deux bouts, lorsque la situation de la vieille directrice s’est empirée tout à coup et a nécessité des consultations de médecins célèbres, des remèdes onéreux, des veilles pendant lesquelles les traductions sont demeurées suspendues.

– Et la gêne est venue ?

– La misère, mon ami. Le loyer n’est plus payé, et le dieu des amoureux a voulu que le propriétaire de cette maison justifiât par son caractère le nom grotesque et odieux qu’il porte. Il s’appelle Durpillard ! Tu penses que lorsque j’arriverai comme un Deus ex machina, je serai bien reçu.

Oscar haussa les épaules :

– Mille excuses, mon très cher ; je te prenais pour un niais tout à l’heure. Tu es un profond scélérat, et j’avoue même que, tout roué que je suis, j’hésiterais à te suivre dans cette voie.

– Bah !

– Les femmes indépendantes qui nous aiment sont libres de le faire, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, reprit Oscar de Marigny ; mais spéculer sur la misère pour séduire une pauvre jeune fille, n’est-ce pas une action honteuse, un outrage fait à la société ?

– Mon bon, reprit froidement Agénor, je me suis dit tout cela, seulement…

– Seulement ?

– Je me suis répondu que le premier petit commis tentera tôt ou tard l’aventure, si je me retire, réussira probablement, et ne changera rien à la situation de la pauvre enfant.

Oscar ne répondit pas.

– Et puis, continua Agénor, je ne suis pas homme à abandonner une femme le lendemain. Je lui ferai un sort.

– C’est bien le moins…

– Et, enfin, dame ! j’ai une bonne excuse en agissant ainsi.

– Ah !

– Je l’aime, mon cher, ce qui est bête, après tout, mais je l’aime à en perdre le sommeil et le goût du trabucos.

– Veux-tu un bon conseil ? dit Oscar.

– Voyons !

– Tu es majeur depuis longtemps, maître de ta fortune et libre de faire ce que bon te semblera.

– Oh ! certainement.

– Elle est bien élevée, dis-tu, et, certes, si ce qu’on t’a raconté est vrai, c’est un cœur d’or.

– Eh bien ?

– Épouse-la.

Agénor partit d’un bruyant éclat de rire.

– Mais, mon bon, dit-il, ça n’a pas l’ombre du sens commun, cela. Tu es archifou ?

– Soit, mais je ne veux pas être ton complice. Adieu, je vais me coucher.

Et l’ami d’Agénor s’éloigna, laissant celui-ci planté sur le trottoir, en face du n° 19. Le jour commençait à poindre et la laborieuse enfant venait d’éteindre sa lampe.

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