Le concierge tourna et retourna son bonnet dans sa main. Puis, baissant les yeux :
– M. Durpillard est revenu, dit-il.
– Je m’y attendais, répondit Antoinette, mais j’espère bien pouvoir le payer.
Le père Philippe respira.
– Dans trois jours, c’est la fin du mois, reprit la jeune fille ; on me doit des cachets pour une centaine de francs, et le libraire pour qui je travaille…
– Ah ! mademoiselle, interrompit le concierge, dans trois jours, il sera trop tard… Vous ne connaissez pas M. Durpillard ! Il est bien nommé, allez, c’est un homme qui ne connaît que son argent ! Il est venu avant-hier matin, je n’ai pas voulu vous le dire et j’ai bien recommandé à ma femme de ne pas en parler ; quand il a su que vous n’aviez pas payé, il s’est mis en colère et il a voulu me renvoyer.
Puis il est parti… et… une heure après…
– Eh bien ? fit Antoinette toute pâle.
– C’est un homme qui n’a pas d’entrailles, et il n’y a pas trois propriétaires dans Paris comme lui. Vous avez pourtant bien de quoi répondre, ici… mais ça ne fait rien… c’est un Arabe, cet homme-là…
– Mais enfin, qu’a-t-il fait ? demanda la jeune fille.
– Il vous a fait envoyer un commandement d’avoir à payer dans vingt-quatre heures. Tenez, dit le concierge toujours ému : nous avions bien espéré que vous ne le verriez pas…
Et il mit sous les yeux de la jeune fille un de ces horribles papiers timbrés que MM. les huissiers illustrent de leur prose sentimentale. Antoinette eut un léger frémissement en prenant l’exploit. Le concierge poursuivit :
– Voyez-vous, mademoiselle, nous sommes de pauvres gens, et nous n’avons jamais eu quatre cents francs chez nous ; mais ma femme a un frère qui est cocher dans une grande maison, et nous avons eu un moment l’espoir de vous tirer d’affaire sans vous le dire. Victor, c’est mon beau-frère, a des économies ; quatre cents francs pour lui, c’est rien du tout, et il nous les aurait prêtés bien volontiers. Ma femme a couru chez son maître, M. le vicomte de R…, mais nous n’avons pas eu de bonheur, voyez-vous, Victor est encore à la campagne avec son maître, dans le Berry. Nous lui avons écrit tout de même, mais faut au moins trois jours pour recevoir la réponse, et l’huissier va venir saisir ce matin… Je sais bien que vous aurez huit jours devant vous pour vous retourner ; mais ça me lève le cœur rien que de penser que ces gens-là vont venir ici…
– Mon Dieu ! s’écria Antoinette effarée, mais c’est donc ce matin ?
– Oh ! dit le concierge, pas avant midi, toujours. Nous avons deux couverts d’argent et une montre. La femme les a portés chez ma tante. On nous a donné quatre-vingt-dix francs, je vous les apporte. Mais ce n’est pas assez…
Antoinette était comme pétrifiée.
– Alors, reprit le concierge, j’ai pensé que vous auriez peut-être quelque chose à recevoir, ou pour vos leçons, ou de ce monsieur qui vient tous les deux jours ici, le matin, chercher votre travail.
– Je n’ai pas vingt francs dans la maison, répondit Antoinette ; mais M. Rousselet me doit une centaine de francs.
– Et quatre-vingt-dix, ajouta le concierge en posant timidement quatre pièces d’or et deux écus sur la table, ce serait déjà un peu plus de la moitié. J’ai bien pensé d’abord à aller trouver l’huissier… mais il est comme son client, celui-là, il ne voudra rien entendre.
Antoinette avait pris son front à deux mains.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle.
– Si ça n’était que vous, continua le père Philippe, vous êtes courageuse, ma chère demoiselle, et puis ces gens-là, si laids qu’ils soient, ne vous mangeraient pas ; mais c’est cette pauvre dame… que ma femme et moi nous avons peur que ça lui donne un coup.
– Où trouver deux cents francs avant midi, murmurait la jeune fille affolée en pressant de ses deux mains son front rougissant.
Comme elle se heurtait à cette impossibilité matérielle la mère Philippe entrouvrit la porte :
– Mademoiselle, dit-elle, c’est M. le libraire.
Et elle s’effaça pour laisser passer le marchand de traduction. Le concierge se retira discrètement, laissant l’argent sur la table. Cet argent fut la première chose qui tira l’œil du libraire.
– Hé ! hé ! dit-il, c’est un joli métier décidément que celui de femme de lettres, convenez-en, ma petite demoiselle, on nage dans l’or.
À ces paroles, de rouge qu’elle était, Antoinette devint pâle et se sentit mourir. Ces quatre pièces d’or, prêtées par le mont-de-piété à de pauvres concierges, représentaient toutes leurs épargnes. C’était un bien joli type que le libraire-éditeur Rousselet.
Tout rond, tout bonasse de caractère, comme sa grasse et luisante tête chauve. Il faisait le commerce des manuscrits, achetait des romans et des traductions pour un morceau de pain et les revendait deux ou trois sous la ligne aux journaux. Jamais il ne réglait qu’en billets ; ces billets n’étaient payés qu’après protêt. En laissant ainsi protester sa signature, le libraire Rousselet en rendait l’escompte impossible partout ailleurs que chez un usurier, son complice et son beau-frère, qui prenait une commission de trente ou quarante pour cent. Mais le cœur sur la main, jovial et farceur, et se laissant offrir à dîner volontiers par les pauvres diables qu’il aidait à mourir de faim d’un bout à l’autre de l’année.
Il s’assit sans façon devant Antoinette.
– Eh bien ! mademoiselle, où en sommes-nous ?
– Je crois, monsieur, répondit-elle, que j’aurai terminé le volume avant la fin de la semaine. Je n’ai plus que trois chapitres.
Maître Rousselet avait le flair d’un limier. La présence du concierge quand il était entré, la rougeur et l’air attristé d’Antoinette, tout cela avait été pour lui comme une révélation. Il devina quelque terrible embarras d’argent.
– Je ne suis pas très content de votre dernière traduction, mademoiselle, se hâta-t-il de dire.
Antoinette tressaillit.
– Moi, reprit Rousselet, je ne m’y connais pas, mais on m’a dit au journal Le Propagateur, où on me l’a refusée, que c’était très négligé.
– Je vous assure pourtant, monsieur, balbutia la jeune fille, que j’ai fait de mon mieux.
– Je ne dis pas, je ne dis pas… hé !… hé !… fit Rousselet… on se trompe… tous les gens d’esprit en sont là… Monsieur Scribe s’est trompé vingt fois… Mais enfin, le fait est que je reste avec une traduction sur les bras, momentanément du moins… et j’ai une fin de mois fort lourde… écrasante même…
Antoinette s’arma de courage et dit résolument :
– Je comptais cependant, monsieur, vous faire une demande.
– Oui, je sais ; nous avons une dizaine de feuilles à régler : dix fois dix, cent ; mais nous réglerons à la fin du mois, c’est-à-dire lundi prochain.
– Cependant, balbutia Antoinette, un besoin imprévu… impérieux…
– Au fait, dit Rousselet, si vous avez absolument besoin de cet argent, je vais voir si je l’ai sur moi…
Et il fouilla dans son gousset graisseux et en retira trois napoléons.
– Voilà toute ma fortune pour aujourd’hui, dit-il. Oh ! les affaires ne sont pas florissantes… Prenez toujours cet acompte.
Et il posa l’argent sur la table, en même temps qu’il ramassait les feuillets de copie. Antoinette était de nouveau toute pâle.
– Ah ! dit-elle, ce n’est pas de soixante francs que j’aurais besoin, mais de trois cents.
Rousselet fit un soubresaut sur sa chaise.
– Ah ! les jeunes filles, dit-il, ça se ruine en toilette… Mais vous voulez donc acheter un cachemire ?…
Et il se leva en répétant :
– Trois cents francs ! et cela d’un coup !… Eh bien ! excusez !… Ce n’est pas moi qui pourrai vous les donner… Je me suis laissé protester ce matin…
Allons, adieu, mademoiselle… Je reviendrai lundi chercher la fin du volume et je vous apporterai votre petit solde. Travaillez ; avec du travail on se tire toujours d’affaire.
Il salua et sortit, emportant les derniers feuillets de copie que venait de faire Antoinette. Celle-ci demeura stupide et immobile après son départ. La pendule sonnait neuf heures. La mère Philippe entrebâilla la porte et vit Antoinette qui pleurait, en comptant d’une main fiévreuse les sept pièces d’or.
– Mademoiselle, lui dit-elle, j’ai idée que si vous portiez ça à M. Durpillard, peut-être bien qu’il voudrait consentir à vous donner quelques jours.
– Ah ! fit Antoinette, qui ne put réprimer un cri de joie et d’espoir.