Paul Michelin continua :
– Enfin, à tort ou à raison, à cette époque on attribua le vol des cent mille francs à Rocambole. La police se mit en campagne, fouilla Paris et la banlieue ; de Rocambole point.
– C’est tout simple, dit Baccarat. Il s’est bien réellement noyé en s’évadant.
– Mais, dit la comtesse Vasilika, ne nous avez-vous pas dit tout à l’heure qu’on l’avait arrêté ?
– Permettez, comtesse, je ménage mes effets…
– Ah ! ah !
– Au bout de six semaines, c’est-à-dire il y a trois jours environ, continua Paul Michelin, on a arrêté un certain aventurier qui s’était produit dans le monde sous le nom de major Avatar. Le marquis de B… l’avait présenté au club des Asperges ; il en répondait comme de lui-même. Néanmoins la police a mis la main dessus.
– Eh bien ? dit Baccarat, dont le calme et l’indifférence firent place à une vague inquiétude.
– Le major arrêté a avoué à l’instruction qu’il était bien Rocambole.
– Vraiment ?
– Malheureusement, poursuivit le narrateur, la joie de la police n’a pas été de longue durée.
– Comment cela ?
– Rocambole s’est évadé.
– Encore ? dit un des auditeurs.
– Comment ? demandèrent tous les autres.
Baccarat et Fabien d’Asmolles se taisaient, mais ils étaient visiblement inquiets.
– Il s’est évadé ce matin, comme on le ramenait à l’instruction.
– C’est assez difficile pourtant, objecta un monsieur.
– C’est presque impossible, répondit Paul Michelin.
– Rocambole s’est évadé néanmoins ?
– Hélas ! oui.
– Comment a-t-il fait ?
– On ne sait pas, il est entré avec un gendarme dans l’antichambre de l’instruction. Il y avait là un autre gendarme. Après avoir inutilement sonné plusieurs fois, le juge d’instruction s’est décidé à ouvrir la porte de son cabinet et à regarder dans l’antichambre…
– Où il n’y avait plus personne, interrompit vivement la comtesse Vasilika.
– Pardon, madame.
– Rocambole y était ?
– Non, mais les deux gendarmes qui ronflaient tous les deux comme des orgues de cathédrale.
– Il les avait endormis ?
– Et de la belle manière, allez, car on n’a pas pu les réveiller, et un médecin a constaté, au poste où on les avait transportés, qu’ils étaient sous l’influence d’un narcotique très violent.
– Voilà une superbe évasion ! fit la comtesse Vasilika.
Baccarat ne répondit rien ; mais elle échangea un nouveau regard inquiet avec le vicomte Fabien d’Asmolles. La pendule du salon sonna minuit. C’était l’heure où on se retirait d’ordinaire et tout le monde se leva.
– Mon cher Paul, dit la comtesse, qui fit trêve un moment à ses préoccupations, vous nous parlerez de Rocambole un autre jour.
La blonde Vasilika, à qui la comtesse Artoff donnait l’hospitalité, se retira la première. Puis chacun sortit à son tour. Mais comme M. Fabien d’Asmolles prenait son chapeau, Baccarat lui dit :
– Restez donc un moment, mon ami ; j’ai reçu des nouvelles du comte Artoff, qui est encore en Russie.
– Quand revient-il ?
– La semaine prochaine.
Tout le monde s’en alla, à l’exception de M. d’Asmolles.
– Eh bien ! lui dit Baccarat en le regardant fixement, que pensez-vous de tout ce qu’on nous a dit ce soir ?
– Je pense que cela pourrait bien être…
– Vous croyez à Rocambole ?
– J’y crois. Cette évasion porte sa marque de fabrique.
– Mon Dieu ! dit Baccarat, j’étais en Russie l’été dernier, quand les journaux ont parlé de l’évasion de quatre forçats du bagne de Toulon. Je n’ai rien su de tout cela ; mais si Rocambole n’est plus à Toulon, prenons garde.
– À quoi ? fit M. d’Asmolles.
– Mon ami, dit Baccarat, vous savez bien que votre femme n’a jamais rien su de la substitution de son vrai frère à cet imposteur qu’elle aimait si tendrement.
– Hélas ! dit M. d’Asmolles, une pareille révélation l’aurait tuée.
– Qui vous dit que cette révélation ne se produira pas !
– Comment ?
– Si Rocambole retombe aux mains de la justice… aujourd’hui tout se sait… on raconte tout… les journaux se distribuent par cent mille. Si Rocambole est jugé à Paris, qui vous dit que notre nom à tous ne sera pas prononcé…
– Vous me faites frémir, mon amie, dit tristement M. d’Asmolles.
– Cependant, reprit Baccarat, on a tant parlé du faux Rocambole autrefois – car le vrai, nous seuls l’avons connu –, on en a tant parlé, dis-je, qu’il a dû rester comme un fantôme dans le souvenir de tous les gens de police.
– Et à l’état légendaire dans les bagnes et les prisons, dit Fabien. On en parle comme d’un être surnaturel.
– Qui sait, dit Baccarat, si quelque coquin vulgaire n’a pas eu la vantardise de se faire passer pour Rocambole ?
– Je l’espère, dit Fabien ; mais…
– Mais quoi, mon ami ?
– J’ai de singuliers pressentiments.
– Bah !
– J’ai même à présent souvenir d’une chose étrange qui m’est arrivée.
– Quand ?
– Il y a un peu plus d’un mois.
– Voyons, mon ami, reprit la comtesse, je vous écoute et je suis tout aussi agitée que vous de vagues pressentiments.
Fabien reprit :
– Vous savez que depuis que ma femme a perdu sa mère, nous habitons notre hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque.
– Oui.
– L’hôtel a un vaste jardin.
– Aussi grand que le mien, dit Baccarat. Je le connais.
– L’enfant joue toute la journée dans le jardin. Quelquefois sa mère va l’y rejoindre. De l’autre côté du mur qui nous borne s’élève une maison dont l’entrée est rue de Surène. C’est une maison à locataires. Un jour, comme j’entrais dans le jardin, j’aperçus à une fenêtre de cette maison une tête pâle, dont l’attention paraissait concentrée sur mon enfant qui courait après un cerceau. Cette tête, en me voyant, se rejeta vivement en arrière et disparut. Mais j’avais eu le temps de la voir… et…
– Et ?… fit Baccarat de plus en plus inquiète.
– Il m’avait semblé que c’était lui.
– Et il y a un mois de cela ?
– Oui.
– Et depuis lors ?…
– J’ai épié… je me suis caché… mais je n’ai jamais revu cette tête pâle, et j’ai cru que j’avais été le jouet de quelque illusion.
– Mon ami, dit la comtesse, il est tard. Votre femme est un peu souffrante, m’avez-vous dit. Bonsoir, mais revenez me voir.
– Quand ?
– Demain. Il faut savoir à quoi nous en tenir. Si je veux des renseignements, j’en aurai de bien autrement particuliers que ceux de ce pauvre Paul Michelin.
M. d’Asmolles s’en alla. La comtesse Artoff demeura seule dans son boudoir, oubliant de sonner sa femme de chambre pour se faire déshabiller. Elle demeura là plus d’une heure, auprès de son feu presque éteint, plongée tout entière dans les souvenirs du passé. Quelque chose lui disait que tout cela était vrai et que Rocambole allait reparaître dans son existence, si heureuse et si calme depuis dix ans. Tout à coup, un bruit singulier la fit tressaillir. Il lui avait semblé qu’on marchait dans le jardin. Elle s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit. La nuit était noire. Le corps de logis en retour sur le jardin, dans lequel habitait la comtesse Vasilika, n’était plus éclairé que par la lueur douteuse d’une veilleuse. La comtesse Vasilika était au lit. Baccarat tendit l’oreille et n’entendit rien. Elle regarda et ne vit rien. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir auprès du feu. Mais tout à coup, le même bruit se reproduisit. Et comme elle se levait, inquiète, une ombre se dessina derrière la croisée. En même temps une vitre fut coupée avec un diamant, une main tourna l’espagnolette, la fenêtre s’ouvrit et Baccarat jeta un cri étouffé. Un homme venait de sauter dans la chambre. Cet homme avait un poignard à la main, et Baccarat l’avait reconnu… Cet homme qui entrait ainsi chez elle avec effraction et escalade, c’était Rocambole ! Baccarat avait été jadis une femme d’une haute énergie. Ce n’était pas elle qui avait tremblé devant Rocambole. C’était Rocambole, au contraire, qui avait tremblé devant elle. Mais il y avait dix ans que sa vie orageuse était devenue calme, dix ans qu’elle était si complètement heureuse, que son âme n’était plus faite à ces revirements subits de la fortune, qu’elle avait éprouvés jadis. Or, un homme était devant elle. Un homme qui avait voulu la tuer, il y avait dix ans, et qui, vaincu par elle, précipité par elle des sommets où il était monté dans l’abîme de la honte et dans l’enfer du bagne, devait avoir médité lentement quelque vengeance épouvantable. Reculer vivement pour saisir un cordon de sonnette fut son premier instinct. Mais, d’un bond, Rocambole fut auprès d’elle, lui prit le bras et lui dit :
– Silence ! Je ne veux vous faire aucun mal, n’appelez pas. Baccarat s’arrêta interdite, et l’effroi qui l’avait prise à la gorge se dissipa comme par enchantement. La voix de Rocambole n’était plus la même. Elle n’avait plus cet accent d’ironie mordante qui disait ses instincts sauvages. Elle avait quelque chose de triste, de sourd, de comprimé. Son visage avait perdu son expression d’audacieux cynisme. Entre cet homme qu’on avait ferré devant Baccarat pour le jeter dans un bagne, et celui qu’elle voyait maintenant devant elle, il y avait un monde tout entier de différence. Et cependant, ces deux hommes n’en faisaient qu’un. C’était bien Rocambole.
– Madame, dit-il, je vous jure que je ne veux vous faire aucun mal.
– Que voulez-vous donc ? lui demanda-t-elle.
– Je suis entré chez vous en franchissant le mur du jardin à l’aide d’une échelle ; ensuite j’ai cassé une vitre ; et il est une heure du matin, dit-il.
– Que signifient ces paroles ? demanda Baccarat, de plus en plus étonnée de cet accent et de cette attitude.
– Une chose bien simple, répondit-il. Je veux retourner au bagne. Tout à l’heure, quand je vous aurai dit ce que j’ai à vous dire, vous sonnerez vos gens, vous appellerez au secours ; j’engagerai avec vous une lutte innocente et on m’arrêtera, et je retournerai au bagne d’où je n’aurais jamais dû sortir.
– Pourquoi donc en êtes-vous sorti ? dit-elle.
Il eut un mélancolique sourire.
– Regardez-moi, dit-il, ne me trouvez-vous pas changé ?
– Vous avez… vieilli…
– Est-ce tout ce que vous remarquez ?
– Votre voix n’est plus la même…
– Elle couve des sanglots, dit-il tristement.
Une révélation de la vérité traversa l’esprit de la comtesse Artoff.
– Vous seriez-vous repenti ? dit-elle.
Il baissa la tête et se tut.
– Pourquoi êtes-vous revenu ? reprit-elle.
– Pour accomplir une œuvre au-dessus de mes forces, je le sens.
– Parlez…
Et Baccarat s’assit et regarda cet homme toujours armé d’un poignard, sans manifester la moindre inquiétude désormais. Rocambole fit un pas vers la cheminée et posa le poignard sur la tablette. Puis il revint auprès de Baccarat et se tint respectueusement debout devant elle.
– Croyez-vous au repentir ? demanda-t-il.
Elle hésita un moment, le regarda avec plus d’attention, et murmura enfin :
– Peut-être…
– Madame, reprit-il, il y a un quart d’heure, j’étais dans la rue, en face de votre hôtel, caché dans l’ombre d’une porte. Un homme est sorti de chez vous… Cet homme, je l’ai reconnu, c’est Fabien.
– C’était lui en effet, dit Baccarat.
– Et… elle ?… dit-il tout bas.
Sa voix tremblait si fort, il était devenu si pâle en prononçant ce mot, que Baccarat lui prit la main.
– Maintenant, dit-elle, je comprends…
Une larme roula brûlante sur la joue de Rocambole.
– Elle n’a donc rien su, elle ? dit-il.
– Rien, dit Baccarat.
– Savez-vous quel est le jour où le repentir est entré dans mon cœur ? c’est celui où je l’ai revue, visitant le bagne, et ne me reconnaissant pas.
« Ah ! poursuivit-il d’une voix étouffée, j’avais fini par croire qu’elle était ma sœur !
Puis il essuya une larme qui était descendue lentement sur son visage.
– Mais, dit-il, ce n’est pas pour vous parler d’elle que je suis venu ici.
– Asseyez-vous, lui dit Baccarat.
Elle avait pitié de cet homme, dont l’attitude brisée annonçait un morne et profond désespoir.
– Non, répondit-il, pas devant vous. Et, demeurant debout, il continua :
– Pendant dix années, je n’ai jamais songé à briser ma chaîne. Mourir en paix, sur mon lit d’infamie, était mon seul vœu. Cependant, je songeais à toute heure à celle que j’avais appelée ma sœur, et qui devait me haïr et avoir horreur de moi. Un jour, j’appris que Blanche n’avait rien su, rien appris du drame de Cadix, grâce à vous et à mademoiselle de Sallandrera. Et pendant quelques heures, je rêvai la liberté et me dis : Je m’évaderai, je retournerai à Paris, j’irai me cacher dans quelque maison voisine de la sienne, et là, je la verrai entrer et sortir chaque jour… À partir de ce moment, ce fut en moi une lutte de tous les instants. Quelque chose en moi me disait que je pourrais peut-être racheter mes crimes.
– Et vous vous êtes enfin évadé ? dit Baccarat.
– Attendez, madame, reprit Rocambole.
– Parlez…
– J’avais un compagnon de chaîne, un pauvre domestique condamné au bagne injustement, et victime d’une machination abominable.
« Cet homme pleurait souvent en me parlant de ses enfants. Je croyais d’abord qu’il était marié et père de famille ; mais, un jour, il s’expliqua. C’étaient les enfants de sa maîtresse morte empoisonnée dont il parlait. Deux pauvres orphelines persécutées et pauvres ; et je me dis que j’avais peut-être un peu de bien à faire, moi qui avais fait tant de mal. C’est alors que je m’évadai.
– Votre évasion a-t-elle donc eu lieu comme on l’a raconté ? demanda la comtesse.
– Oui, madame.
– Continuez… je vous écoute.
Alors Rocambole raconta succinctement, mais avec une grande clarté, ses aventures depuis six mois. Comment Milon et lui avaient retrouvé Antoinette et l’avaient fait sortir de Saint-Lazare ; ensuite, l’histoire de Madeleine en Russie ; puis son arrestation au retour, et enfin sa dernière évasion. Il n’avait omis qu’une chose, jusqu’alors, les noms des personnages de cette vaste intrigue.
– Mais, lui dit tout à coup Baccarat, vos aventures de Russie ont une singulière ressemblance avec un récit que me faisait hier soir le comte Kouroff.
– Ah ! fit Rocambole, avec son mélancolique sourire.
– Il m’a parlé également d’une jeune fille cernée par les loups et qui n’avait dû son salut qu’à un miracle.
– Madeleine, dit Rocambole.
Ce nom fit une vive impression sur Baccarat.
– Madeleine ! exclama-t-elle.
– Oui, c’est le nom d’une des deux jeunes filles.
– Et elle était institutrice en Russie ?
– Oui.
– Chez le comte Potenieff ?
– Justement.
– Et le fils du comte, Yvan Potenieff, l’aimait ?
– À en mourir.
L’œil de Baccarat eut un éclair.
– Ah ! dit-elle, comtesse Vasilika, vous jouez un jeu terrible avec moi.
Ce fut au tour de Rocambole à se montrer étonné des paroles de Baccarat. Celle-ci reprit :
– Maintenant, dites-moi le nom de ce persécuteur qui a juré la mort et la ruine des deux jeunes filles.
– Il s’appelle Karle de Morlux.
– Je l’avais deviné, dit-elle.
Rocambole osa lui prendre la main.
– Madame, dit-il, mon œuvre n’est pas achevée, et je n’ai pas le courage de poursuivre ma tâche.
– Que dites-vous ?
– J’ai songé à vous, qui êtes riche, puissante, et qui m’avez prouvé jadis, d’une façon terrible, ce dont vous étiez capable. Je viens me mettre à vos genoux et placer ces deux enfants sous votre protection.
– Mais… vous…
– Moi, je veux retourner au bagne.
– Pourquoi ? Il baissa la tête.
– C’est mon secret, murmura-t-il.
Mais elle lui prit la main à son tour.
– Si je vous ai écouté, dit-elle, c’est que je vous ai pardonné depuis longtemps, et vous ne devez pas avoir de secret pour moi.
Il se prit à trembler comme ces feuilles jaunies que le vent de novembre roule sur la terre gelée, et il continua à garder le silence.
– Parlez, je le veux, répéta Baccarat.
Il fit un effort suprême et murmura d’une voix pleine de sanglots :
– J’aime Madeleine !