Le soir de ce jour, il y avait encore une demi-douzaine de personnes réunies chez la comtesse Artoff, et parmi elles, M. Paul Michelin.
– Eh bien ! dit la comtesse Artoff en le voyant entrer, nous apportez-vous des nouvelles de Rocambole ?
– On le cherche, dit le jeune avocat.
– Espérons qu’on le trouvera, dit la comtesse Artoff en souriant.
La comtesse Vasilika s’écria :
– Mais, qu’est-ce donc que ce Rocambole ? C’est donc le Fra Diavolo moderne, le Cartouche du dix-neuvième siècle ?
– Peut-être, madame.
– Comtesse, dit la belle Russe s’adressant à Baccarat, vous paraissez en savoir très long là-dessus…
– En effet, dit Baccarat.
– Vous avez connu Rocambole particulièrement ?
– Oui, comtesse.
– Ainsi, vous le reconnaîtriez si vous le voyiez, dit Paul Michelin.
– À n’en pas douter.
M. d’Asmolles était impassible.
Baccarat lui fit un signe mystérieux qui signifiait sans doute :
– Ne craignez rien.
Puis elle dit à Vasilika :
– Ma chère comtesse, si vous tenez absolument à ce que je vous dise ce que c’était que Rocambole, je vais vous le dire.
– Parlez, parlez, fit-on de tous les points du salon.
– Il y a quinze ans, reprit Baccarat, Paris s’éveilla un matin en proie à une terreur vertigineuse ; une bande de malfaiteurs accomplissait les crimes les plus audacieux et les plus inouïs.
– Et leur chef était Rocambole ?
– Attendez… Ces malfaiteurs s’intitulaient le club des Valets de cœur. Ils volaient et assassinaient les maris ! ils se faisaient aimer des femmes.
– Voilà des malfaiteurs galants, en vérité, murmura la comtesse Vasilika.
– Le chef de ces bandits ne s’appelait pas Rocambole, comme vous l’avez cru, mais sir Williams. À la suite d’un drame qu’il est inutile de vous raconter, puisqu’il n’est question ici que de Rocambole, le club fut dissous, et sir Williams disparut. Les uns disent qu’il fut tué, les autres qu’on lui infligea un ténébreux supplice et qu’on l’expédia sur un navire qui le transporta, les yeux crevés et la langue coupée, au milieu d’une peuplade anthropophage de l’Australie.
– Mais Rocambole ?
– Rocambole était son élève, son lieutenant, son alter ego, poursuivit Baccarat. Il se dérobait par la suite au châtiment qui l’attendait, et il emporta dans sa retraite un portefeuille qui avait appartenu à sir Williams. Ce portefeuille contenait, dans une langue hiéroglyphique comprise de Rocambole seul, des documents précieux. Sir Williams, toute sa vie, avait été comme on dit, à la recherche d’une affaire. Voler cent mille francs était pour lui une chose mesquine : c’étaient des millions qu’il lui fallait. Or, poursuivit Baccarat, sir Williams avait découvert qu’un certain marquis de C…, permettez-moi de n’employer que des initiales, avait envoyé son fils aux Indes, à l’âge de huit ans. Ce fils, qu’on n’avait jamais revu, devait, s’il revenait jamais en France, retrouver une mère, une sœur et une fortune de plusieurs millions.
– Peste ! fit Paul Michelin.
– Un beau jour, cinq ans après la disparition de Rocambole, la marquise de C… et sa fille virent arriver un brillant officier de la marine anglaise qui se jeta à leur cou, les appela ma mère et ma sœur, et leur prouva clair comme le jour qu’il était leur fils et leur frère.
– Et c’était Rocambole ?
– Justement. Mais attendez…
Et Baccarat regarda M. d’Asmolles, qui ne sourcillait pas. Puis elle continua :
– Pendant plusieurs années, Paris entier prit cet aventurier pour le marquis de C… Il était élégant, spirituel, brave, beau cavalier, bon joueur. La marquise de C… était morte en l’appelant son fils, mademoiselle de C… l’adorait, et, chose bizarre, il aimait la jeune fille, non point d’amour, mais comme si elle eût été réellement sa sœur.
– Je devine la suite, dit la comtesse Vasilika.
– Je ne crois pas, comtesse.
– Le vrai marquis revint…
– Non, pas tout de suite, Rocambole croyait l’avoir tué.
– Ah ! vraiment ?
– Mais Rocambole, poursuivit Baccarat, ne se contentant pas des millions du marquis de C…, aspirait à la main et à la fortune d’une riche héritière. Ce fut ce qui le perdit.
– Comment cela ?
– Pour arriver à son but il entassa crimes sur crimes, tua ses rivaux – il en avait plusieurs –, et réveilla la haine assoupie d’une femme qui lui avait presque pardonné.
– Quelle était cette femme ?
– Une pauvre pécheresse dont il avait brisé la vie, autrefois, en brisant l’amour qu’elle avait au cœur. La pécheresse s’était repentie, elle était devenue une honnête femme : elle rachetait son passé en faisant du bien et en prenant sous sa protection des êtres faibles et victimes. La mauvaise étoile du faux marquis de C… voulut que cette femme le rencontrât de nouveau sur son chemin. Elle reconnut Rocambole. Alors ce fut entre eux une lutte sans trêve ni merci, une lutte longue, acharnée, terrible. La femme échappa souvent à la mort par miracle ; puis elle retrouva le vrai marquis de C… et Rocambole fut vaincu. Sa ténébreuse épopée finit par le bagne.
– Mais quelle était cette femme ? demanda la comtesse Vasilika.
– Vous tenez à le savoir ?
– Oui, oui.
– Elle se nommait Baccarat.
– Singulier nom !
– Elle en a un autre aujourd’hui.
– Ah !
– Elle s’appelle la comtesse Artoff… Cette femme, c’est moi !
Ce fut un coup de théâtre.
– Madame, dit Paul Michelin avec respect, vous vous êtes calomniée tout à l’heure. Vous avez toujours été un ange.
La comtesse Vasilika ne souffla mot. Elle regardait Baccarat avec une sorte de stupeur, et sentait s’augmenter en elle la vague défiance qu’elle éprouvait depuis que Baccarat avait dit qu’elle ne croyait point à la folie d’Yvan Potenieff.
– Mais vous, madame, vous, mieux que personne, vous reconnaîtriez Rocambole ?
– Oh ! certainement, moi et une personne qui est ici parmi nous et que je supplie de rester impassible.
– Une personne qui l’a connu aussi ?
– Oui, qui a vécu dans son intimité pendant plusieurs années, le croyant réellement le marquis de C…
– Et cette personne est ici ?
– Oui.
– Parole d’honneur, murmura le jeune avocat, il y a des romans moins compliqués que cela.
Baccarat répondit en souriant :
– Celui-ci a été long, en tout cas !
– Qui sait, fit M. d’Asmolles, jusque-là silencieux, s’il est fini ?
– Mais non, dit Paul Michelin, puisque Rocambole s’est évadé du bagne, et qu’il s’appelle maintenant le major Avatar.
Comme il disait cela, un domestique entra, apportant une carte de visite sur un plateau. Baccarat la prit, puis elle poussa un cri d’étonnement si naturel que tout le monde y fut pris.
– Ah ! par exemple ! dit-elle, le roman continue.
– Plaît-il ? fit la comtesse Vasilika. Baccarat continua :
– M. le major Avatar vient de me faire passer sa carte, et il insiste pour être reçu, malgré l’heure avancée.
Le nom du major Avatar produisit une commotion électrique.
– Rocambole, murmura-t-on.
– Si c’est lui, je le reconnaîtrai bien, dit Baccarat, et il est une autre personne ici, comme je vous l’ai dit, qui le reconnaîtrait pareillement.
Paul Michelin s’écria :
– Et vous allez le recevoir ?
– Mais sans doute.
Et Baccarat se tourna vers le valet qui, immobile, attendait un ordre.
– Faites entrer, dit-elle, M. le major Avatar.
Alors tous les regards se tournèrent vers la porte avec une curiosité mêlée d’effroi…