Qu’était devenu Yvan ? Yvan était toujours dans la maison de santé du docteur Lambert. Il avait beau protester qu’il n’était pas fou, et que Madeleine n’était point un enfant chimérique de son cerveau malade. Le docteur, qu’il faisait appeler à chaque fois, souriait et répondait à ses protestations, en donnant l’ordre qu’on lui administrât une douche. On sait l’épouvante que ce traitement barbare jette dans l’âme de ceux qui y sont soumis. Les fous reviennent momentanément à la raison. Ceux qui ne sont pas fous, saisis d’effroi, préfèrent laisser croire à une folie imaginaire. Yvan Potenieff était d’une force herculéenne. Il s’était défendu d’abord, il avait lutté, il avait terrassé les infirmiers. Mais les infirmiers étaient secourus par d’autres, et il finissait toujours par être renversé, garrotté et revêtu de la camisole de force. Alors, réduit à l’impuissance, il recevait la fameuse douche. Yvan avait fini par ne plus parler de Madeleine. En proie à un morne désespoir, il avait conçu un projet : celui de s’évader. Mais comment ? Mais par où ? La maison de santé, entourée d’un beau jardin, et ayant tous les dehors d’une maison de plaisance, n’était, en définitive, qu’une horrible prison. Le jardin était entouré de hautes murailles, comme Clichy, comme Sainte-Pélagie, comme Mazas. Et, complication ténébreuse du hasard, il se trouvait que parmi les pensionnaires du docteur Lambert, il y avait deux détenus, l’un pour dettes, l’autre pour un fait des plus graves. L’état de santé de ces deux hommes – dont le premier était un jeune Moldave, écroué d’abord à Clichy à la requête d’un tailleur ; le second, un homme du meilleur monde, accusé d’escroquerie –, avait motivé leur entrée chez le docteur Lambert. Ce dernier répondait pécuniairement du Moldave, et il avait placé auprès de lui deux infirmiers qui ne le quittaient ni jour ni nuit. Ce qui n’empêchait pas le tailleur farouche de payer deux de ces fonctionnaires aimables qu’on nomme les gardes du commerce, pour faire bonne garde sous les murs de la maison de santé. Quant à l’autre détenu, l’administration prévoyante avait placé deux sentinelles dans le jardin pour empêcher toute tentative d’évasion. Il résultait de tout cela que, de jour et de nuit la maison de santé était convertie en forteresse, et qu’il était tout à fait impossible de songer à en sortir subrepticement. Cependant, l’amour de la liberté est si puissant dans le cœur de l’homme, que jamais un prisonnier n’a renoncé à l’espoir de s’évader. Yvan y songea. Avec cette audace qui caractérise les peuples du Nord, il conçut un plan et résolut de l’exécuter à tout prix. Ce plan était formidable de simplicité. Il s’agissait simplement pour lui de garrotter, de bâillonner l’infirmier qui couchait dans sa chambre, puis de faire subir le même sort à la sentinelle qui se promenait dans le jardin, de lui prendre sa capote, son képi et son fusil, et de se laisser relever, à quatre heures du matin, par un autre factionnaire. Puis, de sortir librement. Or, précisément à l’heure où la comtesse Vasilika sortait furtivement de l’hôtel Artoff et se rendait chez le vicomte de Morlux, Yvan s’apprêtait à mettre son projet à exécution. L’infirmier qui couchait auprès de lui était un jeune homme de complexion assez délicate. Mais, comme Yvan avait paru le prendre en amitié, on ne l’avait pas changé. Vers minuit, Yvan, qui avait feint de dormir dès neuf heures du soir, entendit un ronflement sonore auprès de lui. C’était l’infirmier qui avait fini par succomber au sommeil. Alors Yvan se leva. Il se leva sans bruit, sur la pointe des pieds, alla vers la cheminée et y prit des allumettes. Puis, il alluma un flambeau. L’infirmier ne se réveilla pas. Alors Yvan jeta un regard rapide autour de lui. Il y avait dans un coin de la chambre une table encore chargée des débris du souper d’Yvan. Sur cette table, on avait laissé un couteau. Le couteau était rond par le bout, il est vrai, mais poussé par une main vigoureuse, il aurait pénétré néanmoins dans la gorge d’un homme. Yvan s’en saisit. Puis il revint vers le lit où dormait le jeune infirmier, et, lui posant la main sur l’épaule, il l’éveilla. Le jeune homme ouvrit les yeux et vit, tout étonné, Yvan penché sur lui et armé du couteau.
– Si tu pousses un cri, si tu bouges, lui dit rapidement le Russe, tu es mort !
L’infirmier eut peur, il se tut. Alors Yvan prit son mouchoir et bâillonna. Puis il coupa en quatre bandelettes la nappe qui se trouvait sur la table, et il lui lia solidement les pieds et les mains. Il avait fait tout cela nu-pieds et en chemise.
L’infirmier préférait perdre sa place que d’être assassiné ; et il savait par expérience que les fous ne plaisantent pas. Yvan, cette besogne finie, prit sur une chaise les habits de l’infirmier et s’en revêtit. Puis il souleva l’oreiller sur lequel reposait la tête du jeune homme et prit dessous un trousseau de clés. Avec ces clés, il devait sortir facilement de la maison et gagner le jardin. Il n’avait même qu’un risque à courir, mais ce risque était grand… C’était de rencontrer un autre infirmier, qui ne le reconnaîtrait pas pour un de ses pareils. Néanmoins, ayant renouvelé ses menaces de mort au jeune homme pétrifié de terreur, Yvan Potenieff prit le trousseau de clés, ouvrit sans bruit la porte de la chambre et sortit.
Yvan jouait de bonheur. La sentinelle qui se trouvait dans le jardin auprès de la petite porte par où nous avons vu le docteur Lambert introduire, trois jours auparavant, son nouveau pensionnaire, était ce qu’on appelle une recrue. C’est-à-dire un paysan depuis six mois à peine sous les drapeaux, honnête et niais comme un véritable enfant de la loyale Bretagne. Faire faction dans un jardin est une véritable sinécure. Le soldat s’était appuyé contre un arbre et s’était endormi. Yvan était sorti de la maison sans faire aucune mauvaise rencontre. Le trousseau de clés lui avait permis d’ouvrir toutes les portes l’une après l’autre. La nuit était froide ; mais il faisait un clair de lune superbe. Yvan s’approcha de la sentinelle. Elle dormait du sommeil du juste. Alors une idée traversa son esprit :
– Qui sait, pensa-t-il, si une de ces clés n’ouvre pas la porte de sortie ? Et il voulut passer outre. Mais la sentinelle s’éveilla et cria : Qui vive ?
Yvan revint vivement sur elle.
– Employé de la maison, répondit-il.
La sentinelle avait crié son qui vive ? d’une voix encore ensommeillée et peu vibrante. Elle n’éveilla personne. Yvan lui dit encore :
– Mon ami, vous êtes fou. Ne reconnaissez-vous donc pas mon habit ?
– Excusez-moi, dit la sentinelle.
– Je cours chercher des remèdes, dit le faux infirmier.
En même temps, il se disait que peut-être une des clés du trousseau dont il s’était emparé, ouvrait la petite porte, et qu’alors il était inutile de faire aucune violence à la sentinelle. En effet, la première clé qu’il prit entra dans la serrure. Le soldat, honnête et niais, le regardait faire. La clé tourna… Yvan eut un battement de cœur. Le pêne sortit de sa gâche, la porte s’ouvrit. Alors Yvan se sentit défaillir de joie, et le nom de sa chère Madeleine expira sur ses lèvres. Mais comme il s’élançait dans la rue, une fenêtre s’ouvrit au premier étage de la maison et une voix cria :
– Arrêtez-le ! arrêtez-le ! c’est un fou !
C’était le jeune infirmier qui était parvenu à se délier et s’était débarrassé de son bâillon. Yvan se mit à courir. Mais un homme qui faisait faction devant le mur extérieur s’élança à sa rencontre et le prit à la gorge.
C’était un des gardes du commerce appointés par le tailleur opulent et magnifique. Cet homme regarda Yvan.
– Tu n’es pas celui que nous gardons, dit-il. Et il eut un moment envie de le lâcher. Mais il se ravisa.
– Bah ! dit-il, il y aura toujours une prime.
Yvan se débattait en vain.