XXII

M. Karle de Morlux n’avait pas entendu parler de Vasilika depuis trois jours. Du reste, pendant ces trois jours, M. de Morlux n’avait guère eu le temps de respirer. Cette folie amoureuse qui s’était emparée de lui en Russie l’avait reprise. Depuis trois jours, Madeleine était chez lui. Madeleine tremblante, émue, demandant Yvan Potenieff à tous les échos et frissonnant au seul nom de Rocambole. M. de Morlux donnait à ses gens le triste spectacle d’un vieillard amoureux. Il paraissait traiter Madeleine comme sa nièce ; mais ses regards démentaient ses paroles et la violence de la passion perçait à chaque instant.

Madeleine, cependant, ne paraissait point s’en apercevoir. Madeleine parlait toujours d’Yvan, et son bon oncle, comme elle appelait le vicomte, lui promettait de le retrouver. Il l’avait logée dans le plus joli appartement de l’hôtel.

Depuis trois jours les couturières et les modistes assiégeaient sa demeure. Mais Madeleine ne voulait pas sortir.

– Non, disait-elle, je ne me montrerai qu’au bras d’Yvan.

M. de Morlux avait été souvent assailli par de coupables pensées ; mais Madeleine s’enfermait si bien chez elle, qu’il n’eût pu y pénétrer sans scandale. Et puis, cet homme voulait être aimé… Et il fallait, pour cela, qu’il perdît Yvan aux yeux de Madeleine. Au bout de trois jours de cette lutte insensée avec lui-même, il songea à son alliée la blonde Vasilika. Et il lui écrivit un mot. Une heure après, Vasilika arriva.

– Eh bien ! lui dit-elle avec son froid sourire, avez-vous songé à choisir ?

– Je n’ai songé à rien, dit M. de Morlux.

– Comment cela ?

– Je n’ai songé qu’à Madeleine.

– Vous l’avez donc revue ?

– Elle est ici.

– Ici ? dit Vasilika étonnée.

M. de Morlux lui raconta alors ce qui s’était passé. Mais Vasilika l’écouta d’un air de doute et lui dit :

– Êtes-vous bien sûr de n’être pas fou ?

– Fou !

– Ou de ne pas rêver ?

– Vous voyez bien que je suis éveillé.

– Alors, vous avez peut-être été mystifié…

– Hein ? fit M. de Morlux qui recula d’un pas.

– Est-ce bien Madeleine qui est chez vous ?

– Mais… sans doute…

– N’avez-vous point entendu parler d’une femme appelée Clorinde, celle-là même qu’Yvan, conduit à la maison de fous, a pris pour Madeleine ?

M. de Morlux pâlit.

– Oh ! dit-il, c’est impossible !… deux femmes ne se ressemblent pas si parfaitement.

– C’est que, dit la comtesse, une chose m’étonne…

– Laquelle ?

– Madeleine est chez vous depuis trois jours, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Elle vous a dit s’être sauvée de chez la comtesse Artoff.

– Oui.

– Et depuis trois jours ni Baccarat, ni Rocambole ne vous ont donné de leurs nouvelles ?

– Non.

– Je voudrais bien la voir.

– Madeleine ?

– Oui.

Le vicomte sonna. Un valet parut.

– Voulez-vous, dit le vicomte, prier mademoiselle de descendre ?

Le valet sortit, mais, au même instant, la cloche de l’hôtel se fit entendre. M. de Morlux s’approcha de la fenêtre et étouffa un cri.

– Qu’est-ce ? demanda Vasilika.

Un jeune homme traversait la cour et marchait droit au perron.

– Mon neveu ! exclama le vicomte avec un sentiment de terreur.

Et il courut au gland de sonnette et le secoua fortement.

– Priez mademoiselle de rester chez elle, dit-il au valet, qui revint en toute hâte. Je monterai tout à l’heure.

En même temps, il dit à Vasilika :

– Entrez là. Vous pourrez nous entendre ; mais il ne faut pas que mon neveu vous voie.

Et il souleva une portière et fit entrer la comtesse dans un fumoir attenant à son cabinet. Une minute après, Agénor entra comme une bombe. Il était pâle et paraissait bouleversé. M. de Morlux fit quelques pas en arrière. Agénor ferma la porte et dit à M. de Morlux en prenant une chaise :

– À vous, mon oncle.

M. de Morlux essaya de dominer son émotion et de retrouver ce sang-froid superbe qui jadis ne lui faisait jamais défaut.

– Mais à qui en as-tu donc ? fit-il.

– À vous, mon oncle.

– Je le vois bien. Mais d’où viens-tu ?

– Je viens de passer huit jours pieds et poings liés dans une cave.

– Toi ?

– Vous le savez bien, puisque vous m’y avez fait mettre par des gens de votre complice, l’infâme Timoléon.

M. de Morlux demeura impassible.

– Je crois que tu es fou, dit-il, je n’ai jamais entendu parler de ce nom-là.

– Mon oncle ! dit froidement Agénor, ne perdons pas, je vous prie, notre temps en divagations inutiles. Je sais tout.

– Quoi tout ?

– Vos crimes, dit-il simplement. C’est vous qui avez fait mettre Antoinette à Saint-Lazare.

– Eh bien ! répondit M. de Morlux, quand cela serait ? Je voulais t’empêcher de faire un mauvais mariage.

– Ce n’est pas ça, mon oncle, vous vouliez empêcher la fille de votre sœur, de votre victime…

Cette fois M. de Morlux pâlit légèrement.

– Vous vouliez l’empêcher, reprit Agénor, de venir réclamer la fortune que vous avez volée à sa mère, à sa mère que vous avez empoisonnée.

– Tais-toi, malheureux !

– Ah ! vous avouez donc ?

– Tais-toi !

– Mon oncle, reprit Agénor, je vous donne à choisir de ces trois choses-là : ou vous vous brûlerez la cervelle tout à l’heure, et, comme je suis votre héritier, je restituerai pour vous ; ou vous restituerez de bonne grâce, et signerez à mon contrat de mariage, car j’épouse Antoinette dans huit jours ; ou j’irai, ce soir même, porter au parquet les preuves de votre crime, et vous monterez sur l’échafaud.

Agénor parlait avec un calme terrible. M. de Morlux épouvanté répétait :

– Tais-toi ! tais-toi !

– Ce n’est pas tout encore, dit Agénor ; la sœur d’Antoinette, l’autre fille de votre victime, est chez vous ?

M. de Morlux étouffa un cri, en même temps que, derrière la draperie du fumoir, Vasilika tressaillait.

– Elle s’est sauvée comme une folle de la maison où on lui avait donné asile, poursuivit Agénor. Elle est venue se mettre sous votre protection, la malheureuse ! sous la protection d’un assassin !… acheva-t-il avec une ironie douloureuse.

– Tais-toi !

– Il faut me rendre Madeleine…

M. de Morlux eut un élan de passion furieuse :

– Jamais ! dit-il.

– Pourquoi ?

– Je l’aime, dit le vieillard.

– Vous êtes fou, mon oncle.

– Je l’aime et je veux l’épouser.

– Vous blasphémez ! vous, l’empoisonneur de sa mère !… M. de Morlux tomba à genoux :

– Et si je me repentais ?… dit-il.

Agénor haussa les épaules.

– Si je passais ce qui me reste de vie à racheter le sang de la mère par l’amour dont j’entourerais la fille…

Et il était peut-être sincère, en ce moment, car Agénor détourna la tête.

– N’y a-t-il donc pas de pardon pour moi ? dit le vieillard avec des larmes dans la voix.

Alors Agénor le regarda.

– Êtes-vous donc sincère ? fit-il.

M. de Morlux jeta un cri et crut que Madeleine était à lui et que tout était sauvé.

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