Comme Rocambole et Noël étaient tous deux vêtus en maçons, personne ne fit attention à eux dans le cabaret où ils entraient. Rocambole demanda du vin et alla s’asseoir dans le coin le plus obscur de la salle.
– Tu dis donc, fit-il, qu’il y avait un squelette contre le mur ?
– Oui, répondit Noël.
– Et un homme qui paraissait dormir, couché par terre ?
– Oui, maître.
– Es-tu bien sûr qu’il ne fût pas mort ?
– Je l’ai cru un moment ; un moment j’ai cru qu’on ne me faisait creuser ce trou que pour l’enterrer. Mais…
– Mais quoi ?
– Puisqu’on ne me l’a pas fait reboucher, c’est que cet homme n’est qu’endormi.
– Je le pense comme toi, dit Rocambole, cet homme doit être le jeune Russe que nous cherchons.
– Je le pense aussi.
– Vasilika n’est pas femme à l’avoir tué. Ces femmes du Nord ont la vengeance plus raffinée.
– Alors, maître, dites-moi cette histoire dont vous me parlez.
– Voici, dit Rocambole.
Et il se mit à parler provençal, langue que Noël et lui avaient apprise durant leur long séjour à Toulon.
– La maison dans laquelle tu es entré, dit-il, a été pendant fort longtemps inhabitée. Elle a même joui pendant très longtemps d’une réputation mystérieuse, et je vois qu’elle n’a pas changé de réputation.
– À qui appartenait-elle ?
– À une vieille dame qui habitait la province et n’était pas revenue à Paris depuis la révolution de Juillet en 1830.
– Mais elle a été louée depuis ?
– Pas avant 1840. Elle est demeurée dix ans inhabitée.
« La vieille dame est morte sans doute et ses héritiers ont dû en tirer parti, la vendre ou la louer. La vieille dame avait été jeune, elle avait été belle, elle avait eu un mari. Un mari jaloux, acariâtre, insupportable. Ceci se passait au commencement de l’Empire vers 1805. Le mari était officier. À cette époque, comme bien tu penses, un militaire avait rarement le temps d’être auprès de sa femme. Celui-ci était en Allemagne, à la suite de je ne sais quelle armée victorieuse, lorsqu’il reçut une lettre anonyme qui l’avertissait charitablement de son malheur. Le colonel – il avait ce grade – revint à Paris comme la foudre. Puis au lieu de rentrer chez lui, il se logea dans les environs et épia sa femme. La belle avait un galant qui se glissait chaque soir dans l’hôtel. Un soir, madame la baronne X… l’attendit en vain. Le lendemain, même attente. Les jours suivants, il en fut de même. L’amant mystérieux avait disparu. Les années passèrent, l’Empire fit place à la Restauration. Le colonel, devenu général, obtint un commandement à Paris. Jamais il ne fit un reproche à sa femme ; jamais un mot ne lui échappa qui pût lui faire supposer qu’il savait sa faute. La baronne, frappée au cœur, était devenue une pauvre femme amaigrie, brisée et demandant la mort tout bas. Vainement elle avait cherché à savoir ce qu’était devenu l’homme qu’elle avait aimé. Était-il mort ou vivant ? Ce fut pour elle un long mystère. En 1830, le général fut tué dans les rues de Paris. Alors la baronne, devenue vieille, quitta son hôtel de la rue Cassette et se réfugia dans un château qu’elle possédait en Touraine. Elle y est morte sans doute.
– Sans rien savoir, demanda Noël.
– Probablement.
– Mais, que s’était-il passé ?
– Une chose effroyablement simple. Le colonel avait un domestique qui lui était dévoué. À eux deux, ils s’étaient emparés de l’amant comme il se glissait dans l’hôtel, avaient étouffé ses cris, l’avaient bâillonné et garrotté. Puis, ils l’avaient descendu dans le caveau d’où tu reviens, et ils l’avaient enchaîné par le cou et les pieds.
– C’est donc le squelette de cet homme que j’ai vu ?
– Oui.
– Et il est mort là ?
– Sans doute ; mais ce n’est pas tout encore.
– Ah !
– Tu vas voir. Et, dit Rocambole, voici où se placent mes souvenirs du club des Valets de cœur. Sir Williams, mon patron, avait toujours été frappé par l’aspect solitaire et mystérieux de cette maison. Il me dit un jour :
« – Il n’y a là qu’un vieux domestique qui ne sort jamais. Si tu veux, nous tenterons un bon coup. Cette maison doit renfermer des trésors.
« – Cela me va, répondis-je.
« Une nuit, nous pénétrâmes dans l’hôtel, à l’aide de fausses clés, et nous trouvâmes le vieillard dans une chambre du rez-de-chaussée. Un filet de lumière passait sous sa porte. Nous étions entrés sans bruit. Sir Williams s’approcha doucement et colla son œil au trou de la serrure. Le vieillard n’était pas couché ; il s’était mis à genoux devant un crucifix et priait à haute voix.
« – Mon colonel, disait-il, on dit que les morts reviennent parfois ; si cela est vrai, revenez et déliez-moi du serment que je vous ai fait. Déliez-moi pour que les ossements de ce malheureux reçoivent enfin la sépulture.
« Ces mots nous intriguèrent. D’un coup d’épaule, sir Williams fit sauter la porte. Le vieillard jeta un cri perçant ; mais sir Williams bondit sur lui, un poignard à la main, et lui dit :
« – Si tu cries, je le tue !
« Alors, sous cette menace de mort, le vieux domestique nous raconta cette lugubre histoire. Il nous conduisit dans le caveau et nous montra le squelette encore attaché au mur. Puis il frappa de son poing sur le mur et nous dit :
« – Il y a là un autre caveau.
« Mon maître avait fait faire un trou, et dans ce deuxième caveau il y avait un jeu de glaces habilement combiné qui reflétait, au fond du cachot où cet homme a vécu dix ans, tout ce qui se passait dans le jardin de l’hôtel. Quand il est mort – car il a vécu près de dix ans –, j’ai fait murer le trou.
– Mais, interrompit Noël, je ne comprends pas, maître.
– Écoute bien, reprit Rocambole.
– Voyons ?
– Ce second caveau, celui que tu viens de découvrir en perçant le mur que le vieux domestique avait fait reboucher, avait un soupirail qui donnait à fleur de terre sur le jardin. Ce soupirail avait été fermé par une glace sans tain d’une très forte épaisseur. En face, dans l’intérieur du caveau, on avait placé une autre glace étamée, un peu inclinée, dans laquelle le jardin tout entier se reflétait. De l’endroit où il se trouvait enchaîné, le malheureux pouvait voir cette glace, et, par conséquent, presque chaque jour celle qu’il aimait, et qui le pleurait comme mort, se promener triste et silencieuse. Pendant dix années il avait eu ce spectacle, vengeance raffinée s’il en fut. On lui apportait à manger chaque nuit, diminuant graduellement sa ration, de telle façon qu’il avait mis dix années à mourir de faim. C’était le vieux domestique qui s’était chargé de cette besogne.
– Mais, c’est épouvantable cela, dit Noël.
– Oui, répondit Rocambole. Et Vasilika a dû surprendre ce secret. Que compte-t-elle faire ? Comment se servira-t-elle de cette découverte ? C’est ce que je ne sais pas, c’est ce que je veux savoir.
– Mais le vieux domestique ? demanda encore Noël.
– Sir Williams l’envoya rejoindre son colonel d’un coup de poignard, après lui avoir promis toutefois de faire enterrer le squelette ; mais nous avions, ma foi ! bien autre chose à faire. Nous dévalisâmes sa maison : il n’y avait pas grand-chose, du reste.
Comme Rocambole achevait son récit, la porte du vieil hôtel de la rue Cassette s’ouvrit, et Vasilika en sortit.
– Bon, dit Rocambole, nous allons savoir ce qu’elle compte faire de sa découverte…
Vasilika sortit à pied, tourna l’angle de la rue et se dirigea vers la place Saint-Sulpice. Noël la suivit, tandis que Rocambole demeurait dans le cabaret. Noël, qui cheminait à distance, vit la comtesse Vasilika remonter en voiture. Il l’entendit indiquer au cocher les Champs-Élysées et il se dit :
– Elle rentre chez elle.
Puis il vint rapporter tout cela à Rocambole.
– Eh bien ! dit celui-ci, si tu veux, nous allons faire une petite visite domiciliaire dans cette maison mystérieuse.