XXXV

Deux jours s’étaient écoulés. Un matin, M. le vicomte Karle de Morlux sortit à pied de chez lui et se dirigea vers le faubourg Saint-Germain. Le vicomte paraissait avoir cent ans, tant il avait vieilli depuis quelques jours. Le hardi coquin, le meurtrier, l’empoisonneur, l’homme aux combinaisons machiavéliques, aux entreprises audacieuses, avait fait place à une sorte de vieillard hébété dont la lèvre s’arquait perpétuellement sous l’effort d’un rire idiot. C’est que, depuis deux jours, M. de Morlux avait souffert comme il est impossible de souffrir plus. La fausse Madeleine avait joué de l’amour de ce vieillard en comédienne consommée. Tantôt résignée, tantôt désespérée, elle avait torturé M. de Morlux en le faisant passer tour à tour de l’espérance à la crainte, et de l’angoisse à l’apaisement momentané de cette tempête qui grondait dans son cœur. L’âpre voleur d’héritage ne tenait plus à l’argent. L’empoisonneur n’avait plus qu’un but ; posséder Madeleine. Ce matin-là, la fausse Madeleine, qui avait passé deux jours au lit, s’était levée et était entrée brusquement dans la chambre du vicomte. M. de Morlux avait jeté un cri de joie. La fausse Madeleine était pâle, triste, mais calme.

– Mon oncle, avait-elle dit, je veux avoir avec vous un entretien solennel.

M. de Morlux s’était senti trembler.

– Écoutez, mon oncle, avait poursuivi la fausse Madeleine, ce que m’ont dit ces gens-là est vrai. Vous avez empoisonné ma mère, et vous nous avez volé notre fortune à ma sœur Antoinette et à moi.

Et comme M. de Morlux reculait les cheveux hérissés, tremblant non de l’accusation, mais de son amour compromis, la fausse Madeleine avait ajouté :

– Je vous pardonne, mon oncle, au nom de ma mère morte, au nom de ma sœur et au mien. Mais il faut que vous rendiez cette fortune…

Ces derniers mots avaient jeté quelque lueur dans l’esprit troublé de M. de Morlux. L’amour de l’argent était un moment revenu. La fausse Madeleine avait poursuivi :

– Mon oncle, j’ai le cœur brisé, et je sens que je mourrai bientôt. L’abandon et le mépris d’Yvan m’ont tuée. Mais je voudrais avant de mourir, assurer le bonheur de ma sœur et celui de l’homme qu’elle aime, c’est-à-dire votre neveu, mon cousin Agénor.

– Mais… mon enfant… balbutia M. de Morlux éperdu.

– Je vous le répète, mon oncle, je suis frappée au cœur. Je n’ai pas trois mois de vie. Je puis donc me résigner à un dernier sacrifice. Ce sacrifice, le voici : il y a des hommes qui possèdent les terribles secrets de notre famille. Vous savez de qui je veux parler, et je veux vous mettre à l’abri de leurs accusations, mon oncle.

Il la regarda éperdu et ne comprenant point encore. La fausse Madeleine lui dit résolument :

– Mon oncle, voulez-vous m’épouser ?

M. de Morlux avait jeté un cri. Puis il était tombé à genoux. La fausse Madeleine avait ajouté :

– Comment voulez-vous, mon oncle, quand je serai votre femme, qu’on puisse vous accuser d’être le meurtrier de ma mère ?

De grosses larmes coulaient sur le visage ridé de M. de Morlux.

– Oh ! tu es un ange, balbutia-t-il.

La fausse Madeleine reprit :

– Mais, mon oncle, il faut que vous méritiez ce pardon que ma sœur et moi nous vous accordons.

– Oh ! parle ! dit-il, parle ! qu’exiges-tu de moi ?

– Une restitution complète.

– À toi ?

– À moi et à ma sœur. Allez voir mon oncle Philippe. Dressez avec lui nos deux contrats de mariage, celui d’Antoinette et le mien.

– Je te donne tout ce que j’ai… dit-il…

Et il ajouta d’une voix sourde, au fond de laquelle, peut-être, perçait le remords.

– Tout ce que je t’ai volé !

– Non, ce n’est point cela, dit Madeleine. Moi, je vais mourir, et je n’ai pas besoin d’argent.

– Mourir ! s’écria-t-il en la prenant dans ses bras : mourir à vingt ans !… Tu es folle !

– Si je vis, je veux être pauvre – et je veux que vous le soyez aussi, mon oncle…

– Mais à qui veux-tu donc que je rende cette fortune, alors ?

– À ma sœur.

Et la fausse Madeleine tendit la main à M. de Morlux et ajouta :

– À ce prix, je vous épouserai. Allez…

Et le vieillard amoureux avait obéi et il se dirigeait maintenant vers la rue de l’Université où demeurait, on s’en souvient, le baron Philippe de Morlux. Si le vicomte Karle avait vieilli prodigieusement depuis quelques jours il n’était pas le seul. Depuis un mois, le baron Philippe était devenu une pénible et vivante énigme pour ses gens. Il ne sortait plus et ne voulait voir personne.

– Ah ! monsieur le vicomte, dit un vieux valet de chambre qui accourut à lui en le voyant entrer, venez vite.

– Qu’y a-t-il ? demanda M. de Morlux.

– Vous ne reconnaîtrez pas monsieur le baron, tant il est changé !

– Il est donc malade ?

– Je crois qu’il devient fou, murmura le domestique. Il ne dort plus, il ne mange plus… Il fait des rêves horribles… il ne veut plus recevoir personne… il a défendu sa porte à tout le monde, excepté à monsieur Agénor… mais monsieur Agénor ne vient pas… il n’est jamais venu depuis un mois.

M. Karle de Morlux, suivit du valet de chambre, s’arrêta stupéfait sur le seuil de la chambre où se trouvait son frère Philippe. Le baron avait les cheveux tout blancs. En voyant entrer son frère, il se retourna et lui dit tristement :

– Ah ! c’est vous, Karle.

– Oui, c’est moi, dit le vicomte en lui tendant la main.

– Vous êtes-vous repenti ? demanda le baron.

À cette question, Karle tressaillit.

– Mon ami, reprit le baron, la main de Dieu est sur nous.

– Que voulez-vous dire, mon frère ?

– Mon fils me fuit et me méprise…

Karle s’assit auprès de son frère et lui dit :

– Dieu allait vous châtier. Les anges ont arrêté son bras.

Et comme le baron levait sur lui un regard étonné :

– Moi aussi, dit-il, je me suis repenti.

– Ah !

– Et je viens vous demander votre appui.

– Pourquoi ?

– Pour réparer nos torts et effacer nos crimes.

– Dites-vous vrai ?

– Il faut restituer à ces deux enfants la fortune que nous leur avons volée.

– Enfin ! s’écria le baron joyeux, vous y consentez !

– L’une, poursuivit le vicomte, aime votre fils et elle sera sa femme.

– Mon fils ! murmura le baron d’une voix sourde.

– L’autre…

Ici la voix de Karle de Morlux se prit à trembler.

– L’autre ?… Achevez !… fit le baron.

– L’autre consent…

Il hésitait encore.

– Eh bien ? demanda Philippe.

– L’autre consent à m’épouser…

– Oh ! fit le baron.

Et il regarda son frère d’un air effaré. M. de Morlux baissa la tête :

– Ah ! dit-il, si vous saviez quel amour insensé elle m’a inspiré… si vous saviez…

– Mais, malheureux…

– Envoyez chercher votre notaire, mon frère, dit Karle. Avant tout, il faut restituer.

– Mon Dieu ! murmura le baron Philippe de Morlux, passant la main sur son front, il me semble que je rêve…

– Non, dit une voix au seuil de la chambre, non, vous ne rêvez pas, mon père…

M. de Morlux jeta un cri.

– Mon fils !

– Votre fils qui vous apporte le pardon des deux orphelines, répondit Agénor.

Et le jeune homme prit son père dans ses bras.

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