Faisons maintenant connaissance avec la mère Camarde et son cabaret à l’enseigne de l’Arlequin.
Dans le langage imagé du peuple de Paris, on appelle un arlequin l’assemblage de toutes sortes de viandes et de restes que les restaurants vendent aux cabarets de bas étage.
Quand vous traversez le pont de Suresnes, vous avez devant vous les coteaux de Puteaux et de Courbevoie, derrière vous le bois de Boulogne.
Sur la rive gauche de la Seine, un peu après Puteaux, à un quart de lieue avant Courbevoie, il y a une maisonnette bâtie de torchis, dont les fenêtres et les portes sont peintes en rouge.
C’est le cabaret de l’Arlequin.
Ni à gauche, ni à droite aucune maison.
Le cabaret est isolé.
Le canotier joyeux que le dimanche arrache à son magasin ou à son atelier et rend à sa youle ou à son youyou, ne songe jamais à se rafraîchir au Cabaret de l’Arlequin.
Les bourgeois qui viennent en promenade sur la berge n’y entrent pas davantage.
La maison est d’aspect sinistre.
L’hôtesse qu’on voit constamment assise sur sa porte, attendant de rares chalands, est une grande femme, sèche, nerveuse au nez busqué, aux yeux noirs, qui a dû être d’une beauté hardie et fatale dans sa jeunesse et dont le regard a quelque chose de sinistre.
Au surnom qu’elle porte, on dirait une femme tout autre.
Quelque ogresse petite et trapue, avec des épaules larges et un nez épaté, il n’en est rien.
Ce nom de Camarde a une origine plus terrible.
Elle est la veuve d’un supplicié.
C’est pour cela que les bourgeois craintifs et les canotiers joyeux passent sans s’arrêter devant cette maison peinte en rouge, comme le sinistre instrument de mort sur lequel est monté, voilà dix ans, son propriétaire.
Pourtant la veuve ne se plaint pas.
Elle ne dit pas d’injures aux passants qui détournent la tête.
Elle ne salue pas avec des imprécations les canots qui filent à toute voile, emportant un rieur équipage de calicots et de grisettes.
Que lui importe de ne rien vendre le jour !
Ce n’est pas à la lumière du soleil que la Camarde fait ses affaires.
Mais vienne la nuit !
Alors une lumière blafarde tremblote derrière les carreaux de papier huilé qui garnissent les fenêtres, un filet de fumée monte au-dessus du toit.
Les pratiques arrivent, isolées ou deux par deux, échangeant de mystérieux coups de sifflets, en chantant des couplets étranges des bagnes et des maisons centrales qu’on appelle l’argot.
Un train de bois s’est arrêté, juste en face du cabaret.
Une barque s’est détachée de cette île toute verdoyante qui vient finir au pont de Courbevoie.
D’amont et d’aval arrivent un à un des hommes à mine suspecte ; les uns en bourgerons bleus, les autres couverts de ce vêtement des rouliers et des flotteurs qu’on appelle une peau de bique.
Et avec eux des femmes étranges, les unes vieilles et hideuses, les autres jeunes et d’une beauté hardie.
Et le cabaret de la Camarde s’emplit peu à peu, et l’eau-de-vie à un sou le poison distille son venin et brûle ces gosiers blasés.
Et ce sont des rires et des chants obscènes, ou de mystérieux conciliabules.
Le cabaret de la Camarde est le rendez-vous de cette piraterie de la Seine qu’on appelle le Ravage.
Jadis, elle se réunissait à Asnières, dans l’île à laquelle elle avait donné son nom.
Mais Asnières est devenu depuis six ans un pays de villégiature et de high-life.
Les marchands de nouveautés y ont ouvert des magasins splendides, les restaurants y sont nombreux, les cafés plus nombreux encore, et le parc, trois fois par semaine, projette ses illuminations sur la petite île que Eugène Sue a chantée dans les Mystères de Paris.
Les Ravageurs ont besoin de plus de silence et d’obscurité, il leur faut un endroit désert, un cabaret éloigné de tout autre demeure.
Quand la Camarde est devenue veuve, le vide s’est fait autour d’elle.
Alors les Ravageurs sont venus.
Le forçat en rupture de ban qui n’ose rentrer dans Paris vient puiser du courage à l’enseigne de l’Arlequin.
C’est là que trône le Pâtissier.
Le Pâtissier est un chef de bande. Les Ravageurs l’ont proclamé roi.
C’est un petit homme sec et maigre qui est d’une force peu commune.
Ancien couvreur, il est d’une agilité remarquable et perche comme un chat sur les gouttières de la maison où il a résolu de commettre un vol.
Il a été condamné à dix ans de réclusion ; il a fait son temps. La loi n’a plus rien à réclamer.
Le jour, le Pâtissier est un brave homme qui pêche honnêtement du barbillon et du goujon.
La Camarde l’a pris en pension.
Au temps du frai, quand la pêche est interdite, le Pâtissier raccommode ses filets et radoube ses canots.
Pas plus que la Camarde, il ne se plaint de la dureté des temps.
Quelquefois cependant il disparaît pendant plusieurs jours, et même plusieurs semaines.
– Il est à la campagne, dit la Camarde.
Les initiés savent ce que cela veut dire.
La bande du Pâtissier a des ramifications avec les quatre ou cinq départements qui sont en relation avec Paris par la Seine, la Marne et les canaux.
Le monde de rivière, comme on dit, se courbe tout entier sous sa loi.
Les flotteurs qui descendent de Clamecy apportent souvent des renseignements précieux.
Alors le Pâtissier part avec eux.
Quelques jours plus tard on apprend qu’une maison de campagne isolée, au bord de l’Yonne ou de la Seine, a été dévalisée.
Quelquefois même les habitants ont été assassinés.
Mais quand la justice est saisie, le Pâtissier est fort tranquillement assis au seuil de maman Camarde, comme l’appellent les flotteurs, ou dans l’île Verte, sa ligne à la main.
Or, cette nuit-là même où la Mort-des-braves, le Notaire et leurs deux compagnons avaient repêché Jean-le-bourreau, et une heure après avoir découvert un cadavre dont les bras s’étaient crispés à l’entour d’une planche, les habitués ordinaires du cabaret étaient réunis.
Le Pâtissier disait :
– J’attends nos amis de Clamecy.
– Y a-t-il un bon coup à faire ? demanda une belle fille au regard effronté et couverte de haillons, qu’on appelait la Pie-borgne.
– C’est possible, dit le Pâtissier. Le dernier train de bois m’a fait savoir que la Mort-des-braves nous apporterait du nouveau.
– Silence ! exclama la Camarde, qui était assise au comptoir.
On entendit des pas au dehors.
Les Ravageurs se turent un moment.
– Bah ! dit le Pâtissier, ce ne peut être que des amis.
En ce moment, la porte s’ouvrit et deux hommes entrèrent portant sur les épaules un homme inanimé.
Cet homme était celui que les flotteurs avaient aperçu à l’avant du train de bois et qu’ils avaient pris pour un cadavre.
Cet homme, Jean-le-bourreau l’avait reconnu et s’était écrié :
– C’est le maître !
Cet homme, c’était ROCAMBOLE !