Le monstre était là, dardant sur moi ses yeux flamboyants.
Je me croyais perdu.
Cependant il ne bougeait pas.
Tout à coup, il ouvrit sa large gueule et fit entendre un cri rauque qui est au miaulement du chat domestique ce qu’est au bruit d’un pistolet de salon le fracas du canon.
Et il demeura là, en regardant, toujours et ne bondissant point.
Son cri, roulant d’échos en échos, avait fait trembler la forêt et les montagnes voisines le répercutaient.
Puis il me sembla qu’un cri semblable lui répondait dans l’éloignement.
Le tigre tourna la tête et cessa de me fasciner.
Il ouvrit de nouveau la gueule, fit entendre un second cri, auquel un autre répondit, et bientôt, aux rayons de la lune qui éclairait la clairière, je vis bondir un autre animal de son espèce, sa femelle, sans doute.
– C’est un tigre galant, me dis-je, il ne veut pas déjeuner seul.
L’autre s’approcha par petits bonds et vint se placer à côté de lui.
Il est une chose incontestable, c’est que les animaux causent entre eux, dans une langue qui échappe à l’homme et dans laquelle la pantomime a sa large part.
Les deux tigres se reprirent à me regarder, mais ils parurent tenir conseil.
Qu’attendaient-ils donc ?
Tout à coup, j’eus l’explication de cette hésitation singulière.
La lune était au zénith, par conséquent elle brillait verticalement au-dessus du mancenillier et traçait à l’entour un véritable cercle de lumière.
J’étais dans l’ombre, les tigres étaient restés dans la partie éclairée et, par conséquent, hors de l’influence morbide de l’arbre.
Ils n’osaient franchir cette ligne de démarcation et j’en conclus que la nature, dont les secrets sont infinis, avait averti ces animaux du danger qu’ils couraient.
Ce que les hommes pouvaient ignorer, un tigre le savait.
C’était pour cela qu’ils n’osaient bondir jusqu’à moi.
Cependant, ils demeuraient là.
Peut-être ne se rendant pas un compte exact de l’impossibilité où j’étais de bouger, attendaient-ils que je sortisse de ce périmètre tracé par la lune, pour se jeter, sur moi et me dévorer.
La volonté, chez moi, avait triomphé de la douleur et du délire, en passant par l’épouvante.
Mourir pour mourir, je préférais la griffe des tigres à l’empoisonnement.
Je me mis à siffler…
J’espérais, en agissant ainsi, exciter la colère de mes deux ennemis et les forcer à se ruer sur moi.
Il n’en fut rien.
À mon coup de sifflet, ils s’éloignèrent.
Étais-je donc débarrassé d’eux ?
Ils s’éloignèrent en bondissant ; et bientôt je les eus perdus de vue ; mais ils revinrent peu après.
Ils revinrent au petit trot, s’arrêtant parfois, puis se remettant en route.
L’un d’eux rugit de nouveau.
D’autres mugissements lui répondirent.
Et soudain, d’autres tigres arrivèrent en bondissant et se joignirent aux premiers.
La migraine que j’éprouvais alors était si violente, si aiguë, que j’appelais la mort comme une délivrance.
– Parmi eux, me disais-je, il y aura bien un imprudent qui s’élancera jusqu’à moi.
Je me trompais encore.
Les tigres se rangèrent en cercle autour de moi, se tenant prudemment hors de la sphère d’ombre décrite par le mancenillier.
J’avais comme une guirlande d’yeux flamboyants qui m’enserrait.
La fièvre et le vertige me reprirent.
Alors, je m’imaginai que j’étais le jouet d’un rêve et que ces monstres que j’apercevais étaient les enfants de mon cerveau en délire, mais qu’ils n’existaient pas réellement.
La migraine devenait de plus en plus aiguë et m’arrachait des cris.
À ces cris, les tigres répondaient par des hurlements.
Mais ils demeuraient toujours à distance, et pendant ce temps, l’arbre funeste continuait son œuvre de mort.
Il me semblait qu’une bataille rangée se livrait dans mon cerveau, que ma tête était à chaque instant fracassée par une grêle de balles, et qu’un tambour y résonnait sans relâche.
Les tigres hurlaient toujours ; mais aucun n’osait franchir le cercle.
Soudain, un nouveau compagnon leur arriva.
Je le vis bondir capricieusement au milieu de la clairière comme un jeune chat qui prend ses ébats.
Ce n’était pas un tigre, – c’était une panthère.
Une grande panthère – jaune sur le dos, blanche sous le ventre.
Les tigres s’écartèrent comme pour lui faire place.
Elle était jeune, elle n’avait pas sans doute, comme les tigres, l’instinct du danger.
Au lieu de s’arrêter, elle franchit d’un bond le cercle d’ombre et arriva sur moi.
Je fermai les yeux. J’étais mort…
La panthère m’enfonça ses deux griffes dans les épaules, fit un autre bond, et ce bond fut si puissant que la corde qui me liait au tronc du mancenillier se brisa.
Puis elle me rejeta sur son épaule et prit la fuite.
Les tigres la suivirent en bondissant et en hurlant.
Il était évident qu’ils voulaient maintenant leur part du festin.
Mais tout à coup, et quand déjà leurs griffes allaient m’arracher aux griffes de la panthère, un bruit étrange, inusité, un bruit qui, peut-être, retentissait pour la première fois dans ces vastes solitudes, se fit entendre.
Ce bruit était celui d’un tambour.
Un tambour qui résonnait sous les grands arbres qui entouraient la clairière et qui jeta une telle épouvante parmi les tigres qu’ils prirent la fuite et cessèrent de poursuivre la panthère.
En même temps aussi, une grande clarté s’était faite dans les profondeurs de la forêt, et la panthère, au lieu de fuir, s’arrêta surprise, me déposa à terre, se contenta d’appuyer sur moi sa large patte et, le nez au vent, frémissante de colère et de terreur à la fois, elle attendit.
Le tambour approchait et bientôt je m’expliquai la cause de cette clarté soudaine qui faisait pâlir celle de la lune.
Je vis trois Indiens qui s’avançaient.
L’un continuait à battre du tambour ; les autres, qui marchaient auprès de lui, portaient des torches de résine pour éclairer leur marche.
Tous deux, en outre, étaient armés de fusils.
La panthère gronda ; mais elle ne bougea pas et attendit.
Soudain l’un des deux Indiens épaula son arme…
Un éclair se fit, une balle siffla…
Mes os craquèrent sous une étreinte convulsive et la panthère, frappée à mort, s’affaissa sur moi, me labourant les reins d’un dernier coup de sa terrible griffe.